INTRODUCTION AU JOYAU MAGIQUE DU SEIGNEUR GAMPOPA

Il importe d’aborder ce texte avec un infini respect et un sens de l’ouverture, nous plaçant ainsi dans les meilleures conditions pour recevoir le sens qu’il véhicule. Souvenons-nous des dires de Gampopa cités à la fin de l’introduction générale. Il affirme en substance qu’étudier ses principaux enseignements, dont le L’Ornement de la Libération, revient à le rencontrer en personne et à recevoir la transmission dont il fut détenteur.
Dans ce lamrim, retentit la parole d’un maître éveillé du XIe-XIIe siècle, écho de la parole du Bouddha. Cette simple prise de conscience devrait nous aider à adopter les meilleures dispositions.

I – Le titre

Traditionnellement, la présentation d’un texte commence par celle de son titre. Il est même dit qu’une personne avisée connaît le sens d’un texte simplement à partir de son titre, qui est ensuite explicité par le contenu de l’ouvrage.

Le titre résumé de l’ouvrage est Targyèn, ou Dagpo Targyèn (écrit dvags po thar rgyen). C’est l’un des plus importants lamrims tibétains et le principal dans l’école Kagyupa. Dagpo fait référence à Gampopa, dont l’un des noms est Dagpo Lhadjé (écrit Dvags po lha rje), « le médecin de Dagpo », la région du Tibet dont il était originaire. Targyèn peut se traduire par « Ornement de la Libération » (tar, la libération ; gyèn, l’ornement).

Le titre développé commence par Damcheu Yichin Norbu Tharpa Rinpoche Gyen, (écrit dam chos yid bzhin nor bu thar pa rin po che’i rgyan) expression que l’on peut traduire par Le Joyau Magique du Dharma Suprême, Ornement de la Précieuse Libération.

Le titre se conclue par des précisions sur le contenu de l’ouvrage : « les explications sur les étapes de la voie du grand véhicule suivant [la confluence] des courants Kadampa et de Mahâmudrâ ».

Khenchen Thrangu Rimpoché explique, avec quelques nuances, la première partie de ce titre en ces termes :

Le but de notre pratique du Dharma est la libération. C’est la libération de tous nos problèmes, de tous nos troubles et de toutes les souffrances de l’existence conditionnée, du samsâra. (…)
Cette libération est dite « précieuse », « rimpoché » en tibétain, qui est un adjectif utilisé pour désigner les joyaux ou pierres précieuses. Ici le mot rimpoché est à comprendre comme « joyau tout accomplissant ». La libération est un joyau tout accomplissant car celle-ci atteinte, nous recevons tout ce que nous souhaitions.
La manière de réaliser cette voie est ici exprimée par « Ornement ». Ceci peut sembler étrange, car d’ordinaire le mot « ornement » fait référence à un objet que l’on porte sur soi pour embellir. Ici « ornement » est à comprendre comme « ce qui clarifie », tel un miroir qui amène la clarté d’une image. Cet enseignement est ici « l’ornement » qui nous permet de voir le joyau tout accomplissant de la libération, comment nous pouvons le réaliser, les bénéfices de cette réalisation et combien il serait dommage de s’en priver. Le titre du livre peut ainsi se rendre par « L’Ornement qui révèle le Joyau Tout Accomplissant de la Grande Libération ».

La deuxième partie du titre fait référence à l’héritage de Gampopa, héritage qui a été présenté dans l’Introduction générale.

II – L’hommage

Comme tous les traités traditionnels, le texte commence par un hommage. Il marque le respect de l’auteur pour l’héritage qu’il a reçu et les maîtres qui le lui ont transmis. Puis, dans les derniers vers, il expose le propos de l’ouvrage, la motivation avec laquelle il le composa :

Hommage au Noble Manjusri, le jeune prince à la splendide douceur1Cette expression fait référence à Manjusri en tant que bodhisattva. Manjusri est le bodhisattva de la connaissance et son hommage initie tous les ouvrages qui se réfèrent à l’Abhidharma, qui sont des enseignements profonds demandant une bonne intelligence pour être compris..

M’étant incliné devant les vainqueurs et leurs fils,
Les dharmas authentiques et leur source, le lama,
Je m’en remets à la bonté du seigneur Mila
Et vais composer pour mon bien et celui d’autrui
Ce Joyaux Magique du Précieux Dharma Suprême.

Un maître authentique transmet l’enseignement avec humilité et pour le bien de tous les vivants. Le dernier vers est une reformulation du titre, qui lui-même résume l’ouvrage.

Ces préliminaires sont très importants. Ils permettent en effet d’éviter les intérêts et les fixations égotiques habituelles qui constituent de véritables obstacles à la réalisation d’une œuvre. Ils confèrent également à celle-ci toute sa portée et son utilité, au travers de la motivation et de la dédicace.

III – L’exhortation

Tout est en samsâra ou en nirvâna

La nature du samsarâ est vacuité,
Ses apparences sont des illusions,
Sa caractéristique est d’être mal-être…

La nature du nirvâna est vacuité,
Ses apparences sont libres d’illusions,
Sa caractéristique est fin du mal-être…

Considérant samsâra et nirvâna,
Nous allons faire tous les efforts nécessaires
Pour réaliser l’insurpassable éveil.

Gampopa introduit son ouvrage par quelques considérations très importantes et pertinentes, qui sont une exhortation à la pratique et posent clairement le sens d’un renoncement véritable, base d’une pratique profonde :

D’une façon générale tout dharma est inclus en le samsâra et le nirvâna.

« Tous les phénomènes » ici se réfèrent à tout possible, à tout ce que l’on peut vivre et, finalement, à toute expérience. Gampopa rappelle que celles-ci peuvent être résumées en deux catégories : le samsâra et le nirvâna.

Ce que l’on nomme « samsâra»2’Khor ba en tibétain, traduit littéralement par « la roue » et généralement par « existence cyclique ». Pour une présentation détaillée du samsâra, se reporter au Chapitre 5, Les méditations sur les maux du samsâra. est en soi vacuité, ses aspects expérimentés sont illusions et sa caractéristique est l’expérience du mal-être.

Le samsâra est l’existence cyclique habituelle. Sa nature est vacuité3La notion de vacuité est présentée en détail dans l’ouvrage, au Chapitre 17, La vertu de la compréhension profonde (prajna paramita).. Cela signifie qu’il est vide de ce qui n’existe pas ultimement : vide de nature propre et vide des phénomènes qui constituent son apparence habituelle. Son apparence et celles de ces phénomènes sont semblables à l’illusion ou au rêve. Sa caractéristique ou saveur est dukkha4Pour une présentation détaillée de dukkha et de ses différents aspects, se reporter au Chapitre 5, Les méditations sur les maux du samsâra., terme que l’on peut traduire par « mal-être », « souffrance » ou « incomplétude ». 

Ce que l’on nomme nirvâna est en soi vacuité, ses aspects expérimentés sont l’épuisement et la disparition de toutes illusions et sa caractéristique est « d’être  libre de tout mal-être ».

Le nirvâna est l’expérience de « l’au-delà de la souffrance5Traduction du tibétain mya ngan las ‘das pa. ». Sa nature est aussi vacuité, mais sa manifestation est épuisement et disparition de toute illusion. Sa caractéristique est précisément l’absence de toute souffrance. 

Fondamentalement, samsâra et nirvâna ont la même nature, qui est vacuité. C’est le mode d’expérience de cette nature vide qui rend manifeste l’un ou l’autre. Etrangers à notre véritable nature, l’illusion est opérante et toutes les formes de mal-être apparaissent. En revanche, lorsque le mécanisme de l’illusionnement s’épuise, le nirvâna s’actualise : c’est la libération de la confusion dualiste et de toutes les formes de mal-être qui en procèdent.

Gampopa poursuit :

– Dans les illusions de l’existence cyclique, qui est illusionné ?
– Tous les vivants des trois mondes6Khams gsum en tibétain, traduit aussi certaines fois par « sphères », pour éviter la confusion avec les six mondes (rigs drug). sont illusionnés.

Les trois mondes regroupent toutes les possibilités d’existence du samsâra, c’est-à-dire toutes les possibilités d’existence duelle, depuis les plus grossières, du « monde du désir », jusqu’aux plus subtiles, celles des « mondes de la forme pure » et du « sans-forme ».

– A partir de quelle base sont-ils illusionnés ?
– A partir  de la vacuité.

La base sur laquelle l’illusion se développe est la vacuité, l’absence de soi ou absence d’illusion.

– A partir de quelle cause sont-ils illusionnés ?
– A partir de la grande ignorance.

Quelle est la cause des illusions ? L’absence de réalisation du mode d’être fondamental de toutes choses, l’absence de réalisation de « l’ainsité7Traduction du terme tibétain ‘de nyid, qui désigne les choses juste telles qu’elles sont, sans ajout ni retrait. », de la vacuité. C’est ce que l’on entend ici par « grande ignorance », au sens où c’est d’elle que procèdent toutes les illusions secondaires.

– En quelles modalités sont-ils illusionnés ?
– Ils sont illusionnés en les champs d’expérience des six destinées8Enfers, esprits avides, monde animal, monde humain, titans ou dieux jaloux, séjours divins. Ces six mondes, leurs caractéristiques et leurs souffrances spécifiques sont présentés en détail dans le Chapitre 5, Les méditations sur les maux du samsâra..

Les six destinées sont « les six mondes »9Nous avons ici préféré « destinées », pour éviter la confusion avec les trois mondes évoqués ci-dessus, cependant la traduction par « six mondes » est la plus courante et la plus souvent utilisés., tous les états dans lesquels passe la conscience illusionnée ou duelle, suivant l’intensité et la saveur de l’émotion qui l’anime, depuis les états les plus duels et conflictuels que sont les enfers, le monde vécu dans la colère et la haine extrêmes, jusqu’aux états divins du sans-forme, en lesquels la seule trace de dualité est un orgueil subtil faisant saisir l’expérience de non-dualité comme objet. Parmi ces six mondes, les cinq premiers appartiennent au monde du désir, alors que les destinées divines comprennent différents niveaux, depuis le « monde du désir » jusqu’à celui du « sans-forme ».

– Quelle métaphore illustrerait la manière dont ils illusionnés ?
– Celle de l’illusion du rêve pendant le sommeil.

L’exemple du rêve illustre le processus d’auto-illusionnement . Sous l’effet de l’ignorance, le rêveur s’imagine être un acteur ou un spectateur convaincu de la réalité des objets qu’il perçoit. Sa conscience produit l’état de rêve en projetant le jeu de sa propre animation, sous la forme d’un faisceau d’images comme le fait un appareil de projection. En élaborant le monde onirique, la conscience développe la dualité sujet-objet : le rêveur et le rêvé (le contenu du rêve). Dans l’exemple que nous prenons, l’écran sur lequel apparaissent les images représente la claire lumière, nature de l’esprit. Par manque de lucidité autoconnaissante, la claire lumière n’est pas perçue ni reconnue. Dans l’ignorance de celle-ci, le rêveur valide une fiction qu’il croit consistante.

– Depuis quand sont-ils illusionnés ?
– Depuis le début sans commencement du samsâra.

La caractéristique de l’illusion est « dukkha », le mal-être ou la souffrance sous toutes ses formes, depuis les plus subtiles aux plus manifestes. Gampopa invite ici à méditer sur le fait que l’illusion est seulement expérience de mal-être et souffrance. C’est une considération importante. Elle peut-être facilement négligée alors qu’elle constitue la base d’un renoncement véritable, fondement d’une pratique authentique du Dharma.

– Quand l’illusion devient-elle la gnose de l’expérience primordiale ?
– Lorsque l’insurpassable éveil est obtenu.

Gampopa évoque ici la continuité naturelle entre l’expérience première et l’illusion. La notion de « continuité » est importante car elle écarte les vues qui consistent à penser qu’il faut partir en guerre contre l’illusion. Alors que l’intelligence immédiate peut se définir comme connaissance libre des élaborations conceptuelles et des productions mentales habituelles, c’est-à-dire libre de la connaissance habituelle, l’illusion est cette même dynamique cognitive mais altérée par une vision duelle, usée par la confusion et toutes les émotions conflictuelles attenantes.

– Vous demanderiez-vous : l’illusion se dissipe-t-elle d’elle-même ?
– Sachez que le samsâra est connu pour être sans fin.

Il peut arriver que l’on prenne conscience du caractère douloureux du samsâra tout en considérant finalement que, quoi qu’il arrive, la progression est inéluctable. On retrouve souvent ce type d’approche dans des visions modernes et galvaudées du karma, visions selon lesquelles tout ce que l’on peut vivre et faire a un sens sur la voie et contribue in fine à notre cheminement intérieur. Ici, la perspective est cyclique plutôt que progressive : bien que l’éveil soit certain si l’on pratique de façon juste, la fin du samsâra et de ses problèmes n’a rien d’inéluctable, bien au contraire ! Cette considération est aussi une invitation à une pratique énergique, ici, dès maintenant.

Aussi Gampopa conclut-il son introduction par ces mots :

Ainsi considérant : l’illusion du samsâra, ses grands maux, sa durée et le fait qu’il ne se libère pas de lui-même, il nous faut dès aujourd’hui déployer tous les efforts nécessaires pour obtenir l’insurpassable éveil.

IV – Les six points généraux et le plan de l’ouvrage

La cause (de l’éveil) est la nature de bouddha ;
Le support, le précieux corps humain ;
Le facteur en est l’ami de bien ;
Les moyens sont ses instructions ;
Le fruit est corps de parfait bouddha ;
L’activité œuvre sans concept pour tout vivant.

– Pour mener à bien leurs efforts vers l’éveil, les pratiquants doivent connaître six points essentiels.

Ces six points sont présentés d’abord dans ce qui est appelé le « Synopsis » . Dans le Joyau Magique, comme dans beaucoup d’ouvrages traditionnels, on trouve un texte racine, ou un résumé, qui expose de façon très concise les thèmes majeurs. C’est une sorte de table des matières, une formulation lapidaire, souvent sous la forme de vers réguliers, permettant d’être mémorisée plus aisément. Ce texte est nommé le « Synopsis » (tib. sdom tshig) de L’Ornement de la Libération, le corps de l’ouvrage le développant et l’explicitant.

Gampopa soutient que toute personne intelligente10Blo ldan en tibétain. Ici, ce terme peut faire référence aux êtres dotés de discernement. doit connaître :

– La cause initiale de l’insurpassable éveil.
– L’individu qui est le support de sa réalisation.
– La condition qui l’incite à réaliser cet éveil.
– Les moyens qui lui permettent de le réaliser.
– Les résultats de cette réalisation.
– L’activité éveillée qui en découle.

L’articulation de ces six points est très claire :

1.  Il est possible de réaliser l’éveil parce que nous avons déjà la nature de bouddha. S’il n’en était pas ainsi, tous les efforts que nous pourrions faire pour actualiser l’ultime réalisation spirituelle, limités à nos capacités humaines, seraient à jamais inadéquats. Immanente et présente en tout être, cette nature de bouddha est notre nature la plus profonde. Parce qu’elle est déjà présente en nous, mais masquée et souillée par des illusions adventices, il est possible de la réaliser pleinement.

2. Cette actualisation nécessite un certain nombre de conditions favorables. Celles-ci se trouvent réunis dans la suprême existence humaine qui est, de fait, le support nécessaire à la réalisation.

3. Ce support, avec ses qualités indispensables, s’avère encore insuffisant. Nous avons besoin de stimulations extérieures causées par un agent. Cet agent est appelé l’ami spirituel. Il sera l’inducteur, celui qui va nous inspirer, nous stimuler, et qui va aussi nous transmettre les moyens de réaliser notre véritable nature.

4.
 Ces moyens, les instructions de l’ami spirituel, constitue le quatrième point, qui forme aussi la majeure partie de l’ouvrage. Il comprend : les méditations qui remédient aux attachements11Sur l’impermanence, le karma et le samsara, et l’amour-compassion., l’exposé du refuge, celui de l’esprit d’éveil (bodhicitta en aspiration et en application : la pratique des six paramitas), puis les étapes de la progression : les cinq voies et les dix terres (bhûmis).  

5. Vient ensuite le résultat de la réalisation : le fruit, c’est-à-dire l’état de bouddha — « trikaya », les trois corps du Bouddha.

6.
Le sixième point est l’activité éveillée, l’activité d’un bouddha qui, sans limite de temps et d’espace, œuvre de façon spontanée, non-intentionnelle, pour le bien de tous les vivants.

Ses six points « à connaître » sont explicités en vingt-et-un chapitres développant finalement la base, la voie et le fruit, suivant les classifications utilisés dans la lignée de Mahâmudrâ.

Nous retrouvons dans la structure même du Joyau Magique, la rencontre et l’union de la voie progressive et de la voie immédiate. Le texte suit un plan rigoureux présentant les causes de l’éveil puis la progression sur la voie.

Cependant, la pédagogie de l’approche graduelle se couple avec une perspective immédiate caractéristiques des transmissions de Mahâmûdra : la nature de bouddha est introduite d’emblée et cette notion reste présente tout au long de l’ouvrage. Elle en constitue la trame. Dans une telle perspective, parallèlement aux efforts pour réaliser l’éveil, il convient de reconnaître sa présence inaltérée.

 

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