L’esprit et ses transformations

 

2.1 L’esprit, la réalité et l’illusion

2.1.7. La double réalité

«L’enseignement du Bouddha repose sur deux réalités :
La réalité relative et la réalité ultime.
Ceux qui ne discernent pas leurs différences
Ne distinguent pas la profonde réalité.
La réalité ultime ne peut être enseignée
Qu’en prenant appui sur la réalité relative ;
Mais seule la réalisation de l’ultime réalité amène au nirvâna.»
Nâgârjuna, Mûlamadhyamakakârikâ.

L’illusion qui, comme nous l’avons vu, conditionne douloureusement tous les vivants du samsâra, provient de l’igno­rance. Celle-ci est une absence de réalisation de la vacuité inhérente à l’esprit et à toutes ses productions. L’illusion est en fait l’ignorance du mode d’existence véritable de toute chose.

Toute chose, tout phénomène, tout objet de connaissance, c’est-à-dire : l’univers extérieur et les vivants qu’il contient, tout ce que nous expérimentons en tant que formes, sons, goûts, odeurs, contacts ou objets de connaissance du mental, tout ce que nous sommes et pouvons connaître se manifeste par l’exercice des potentialités de l’esprit qui est essentiellement vacuité.

L’esprit n’est ni vraiment existant ni inexistant1Voir supra La nature de l’esprit..De même, les phénomènes qu’il produit ne sont ni complètement illusoires ni véritablement réels. Tels que nous les expérimentons habituellement, ils sont relativement vrais, mais d’un point de vue essentiel, cette réalité relative est illusoire.

Les deux réalités

Toute chose, tout phénomène peut ainsi être envisagé à deux niveaux de réalité ou de vérité : celui de la réalité relative et celui de la réalité ultime. Ces deux réalités correspondent à deux points de vue, deux visions de la réalité : la vérité ou réalité relative est relativement ou conventionnellement vraie et réelle, mais, finalement, elle est illusoire ; la vérité ou réalité ultime est définitivement vraie ou réelle, étant l’expérience authentique au-delà de toutes les illusions.

Toutes les perceptions du samsâra sont des expériences de la réalité relative ; le nirvâna, qui est l’au-delà des illusions et des souffrances du samsâra, est le niveau de la réalité ultime.

Ainsi, par exemple, les expériences d’un être dans un état infernal sont réelles d’un point de vue relatif, alors que d’un point de vue ultime, elles sont illusoires. Cela signifie qu’un être qui se trouve dans un état infernal y souffre réellement : de son point de vue, ses expériences et sa souffrance sont bien réelles et infernales. Mais du point de vue ultime, l’enfer n’existe pas, il est uniquement une projection, une production de l’esprit conditionné, dont la nature est essentiellement vide.

Les souffrances viennent de l’illusion consistant à ne pas reconnaître la vacuité des phénomènes, qui nous fait leur attribuer une réalité qu’ils n’ont pas ; cette saisie nous assujettit à des expériences douloureuses.

Cette situation se comprend mieux par un exemple, celui du rêve : le rêveur qui est soumis à un cauchemar souffre. Pour lui, ce cauchemar est vrai, c’est même la seule réalité qu’il connaisse. Pourtant, ce rêve n’est pas une réalité tangible, il n’est pas véritablement réel, il n’a pas de réalité hors des conditionnements propres à l’esprit du rêveur, hors de son karma personnel de rêveur. D’un point de vue ul­time, c’est donc une illusion. L’illusion du rêveur est de ne pas reconnaître la nature de ses expériences. Ignorant leur nature, il prend ses propres productions – les projections de son esprit – pour une réalité autonome ; s’illusionnant, il est effrayé par ses propres projections et se crée lui-même sa propre souffrance. L’illusion est de prendre pour réel ce qui ne l’est pas vraiment. Bouddha Shâkyamuni a enseigné que tous les états du samsâra, tous les phénomènes et toutes nos expériences d’une façon générale, sont des apparences illusoires qui ne peuvent être considérées ni comme vraiment réelles ni non plus comme complètement illusoires. Il a illustré cette double nature en prenant l’exemple de la lune apparaissant sur un plan d’eau :

La nature de tout phénomène, de toute apparence,
Est semblable au reflet de la lune sur l’eau.

La lune reflétée par le plan d’eau est réelle dans la mesure où elle y est visible ; mais sa réalité n’est qu’apparente, relative et illusoire car la lune sur l’eau n’est qu’un reflet ; elle n’est ni vraiment réelle, ni complètement illusoire.

Dans cette perspective, on se réfère à la réalité relative comme à une réalité d’apparence.

Bouddha Shâkyamuni prit aussi d’autres exemples, en disant que toute chose a une nature semblable à une projection, à une hallucination, à un arc-en-ciel, à une ombre, à un mirage, à une image dans un miroir, à un écho, etc. ; en dehors d’une simple apparence résultant de l’« opérativité » de facteurs connexes, aucun phénomène n’a en lui-même d’existence propre.

Il nous faut bien comprendre cette situation car, bien qu’ils n’aient pas de réalité véritable, nous nous attachons à tous ces phénomènes comme s’ils étaient réels. L’objectif de l’enseignement du Bouddha est la dissolution de cette fixation, source d’illusions aussi durables que les conditionnements du karma.

Karma, interdépendance et vacuité

Il n’y a dans le karma aucune notion de destin ou de fatalité, nous récoltons simplement ce que nous semons, nous expérimentons les résultats de nos propres actes2Voir supra Les karmas et la liberté.. La notion de karma est étroitement liée à celle de « tendrel ». L’enchaînement du karma est aussi l’inter­action des tendrels, c’est-à-dire des « facteurs interdépendants » dont les causes et les résultats s’engendrent mutuellement.

Le mot tibétain « tendrel » signifie « interaction », « interrelation », « inter­dépendance » ou même « coïncidence ». Tous les phénomènes, toutes nos expériences sont « tendrel », c’est-à-dire des événements qui n’existent que grâce à la relation de facteurs inter­dépendants. Cette notion est essentielle à la compréhension du dharma en général, et de l’esprit dans ses transmigrations au sein du samsâra en particulier.

Pour comprendre ce qu’est tendrel, prenons un exemple : lorsque vous écoutez le son d’une cloche, demandez-vous ce qui fait le son : est-ce le corps de la cloche, ou son battant, ou la main qui agite la cloche, ou nos oreilles qui entendent ? Ce n’est évidemment ni l’un ni l’autre de ces éléments qui, à lui seul, produit le son. Il est le résultat de leur interaction. Tous les facteurs que nous avons cités sont nécessaires à la perception du son de la cloche. Ils le sont, non pas dans leur succession, mais tous ensemble au même moment. Le son est un phénomène dont l’existence dépend des facteurs qui interagissent pour le constituer : il est « tendrel ».

Pareillement, toutes les existences conditionnées, tous les phénomènes du samsâra résultent de multiples interactions, les « douze facteurs interdépendants ». Ces douze facteurs s’engendrent mutuellement. Ce n’est pas exactement que chacun cause le suivant en une succession linéaire dans le temps ; ils sont plutôt, comme dans l’exemple de la cloche, concomitants, coexistants, leurs présences sont nécessaires au même moment pour produire, faire émerger comme résultat, une existence conditionnée3Voir aussi la description des douze facteurs, infra Les douze facteurs interdépendants et les quatre bardos..

L’enchaînement des causes et des conséquences de ces facteurs interdépendants générateurs d’illusion est le fonctionnement du samsâra. Tout y est interrelations conditionnées par le karma ; toutes nos expériences sont tendrel. La réalité d’apparence constituée par l’enchaînement des tendrels est réalité relative ou dualiste ; c’est celle que nous vivons habituellement. Elle est gouvernée par le karma. La nature vide d’existence inhérente de cette réalité relative est nommée « réalité ultime ». Comprendre véritablement ces tendrels permet ainsi d’aller au-delà de leurs conditionnements et d’atteindre la paix et la liberté de l’inconditionné. Lorsque vous comprenez complètement tendrel, vous comprenez aussi la vacuité ; c’est la libération.

Ainsi la sagesse, l’intelligence, la réalité, ne sont pas quelque chose de fondamentalement séparé de l’illusion ; c’est pourquoi il est dit, certaines fois, que le samsâra et le nirvâna ne sont pas différents, et que, dans l’ignorance, il est une forme d’intelligence. De telles déclarations, en apparence contradictoires et illogiques, sont ce à quoi peuvent mener finalement la logique et le raisonnement. Logique et raisonnement peuvent continuer indéfiniment à tourner en rond. Ils font partie de tout le processus du samsâra et conduisent à d’ultimes contradictions. Néanmoins, comme ce sont des outils qui permettent de réaliser la réalité, ils sont utiles et ne doivent pas être rejetés, même s’ils sont finalement délaissés dans la compréhension de la vacuité.

Mais attention : la compréhension juste de la vacuité n’est pas du tout nihiliste4Souvent, la mauvaise compréhension de la vacuité conduit malheureusement certains Occi­dentaux à des conceptions nihilistes du dharma.. Si nous considérions que tout est vide et sans réalité, que l’état de bouddha n’a aucune existence réelle, que la causalité du karma est vide et qu’il n’y a pas lieu de s’en préoc­cuper, ce serait une vue nihiliste encore plus erronée que celle qui prendrait les choses relatives pour réelles. Les conceptions nihilistes sont des ­erreurs encore plus graves que les conceptions réalistes qui consi­dèrent les phénomènes comme ayant une existence en eux-mêmes.

La compréhension juste de la vacuité se tient à l’écart des extrêmes réaliste ou éternaliste, et nihiliste. Elle élimine toutes les conceptions erronées par la voie médiane ou voie du milieu et permet, en fin de compte, de dépasser toute détermination conceptuelle. Mais attention, concevoir la vacuité ferme la porte de la libération.

Un grand maître de la lignée, Saraha, a dit :

Considérer le monde comme réel est attitude animale ;
Le considérer comme vide est bien plus bête.

Et un autre, Nâgârjuna :

Ceux qui conçoivent la vacuité sont incurables.

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