L’esprit et ses transformations

2.1.6. Les six mondes

«Par qui et comment sont produites
Les armes des habitants des enfers ?
Qui fait leur sol de métal brûlant ?
Et d’où viennent leurs brasiers ?
Le Bouddha enseigna que tous ces phénomènes
Sont la production d’un esprit en proie aux passions.»
Shântideva, Bodhicaryâvatâra.

Qualitativement, chacune des six passions de l’esprit engendre plus particulièrement un certain type de naissance : la colère-haine induit l’état infernal ; l’avidité, l’état d’esprit avide ; la stupidité, la condition animale ; le désir-attachement, la condition humaine ; la jalousie, l’état de dieu jaloux ; l’orgueil, l’état divin.
Quantitativement, ces différents états résultent aussi de l’accumu­lation de karma. Ainsi, beaucoup de karma négatif génère un état infernal ; s’il est moindre, un état d’esprit avide ; et s’il est encore plus petit, une condition animale.

Quand un karma globalement positif est mêlé à quelques aspects négatifs, il s’ensuit une renaissance, selon leurs forces respectives, dans l’une des trois classes d’êtres vivants supérieures.

Les états infernaux

L’esprit, sous l’emprise de la colère et de la haine, produit le karma d’une existence infernale. Ce qui souffre dans cet état infernal, c’est l’esprit, notre esprit. Les apparences infernales que nous éprouvons, les êtres qui nous agressent, nous tuent, l’environnement et ­toutes les souffrances qui nous affligent sont des productions de notre ­propre esprit, conditionné par notre karma.

Dans ces états d’existence infernaux, nous sommes perpétuellement soumis à des souffrances extrêmes : nous sommes tués par le feu et la glace, il n’existe aucune liberté ni possibilité de se consacrer à la voie spirituelle.

Les états d’esprit avide

Si notre esprit tombe sous l’emprise de l’avidité, de la cupidité, s’ensuit le karma d’une naissance comme esprit avide. Dans cet état, nous ne pouvons jamais rencontrer ce que nous désirons, ni jouir des nourritures et des boissons auxquelles nous aspirons. C’est un état dans lequel nous sommes toujours en manque, complètement incapables d’assouvir nos désirs, dans lequel nous souffrons de la faim, de la soif et de frustrations intenses et constantes. C’est aussi un état produit par notre propre esprit, un peu moins défavorisé que les états infernaux, bien qu’encore extrêmement pitoyable.

La condition animale

L’esprit peut aussi tomber sous l’emprise de l’aveuglement, de l’opa­cité mentale, de la bêtise, qui causent la naissance en un état d’existence animale. Il y a de très nombreuses espèces animales : sauvages, domestiques, etc. Toutes éprouvent différentes formes de souffrances : celles de s’entre-dévorer, de lutter les unes contre les autres, d’être asservies, maltraitées. Toutes ces peines, ces difficultés ren­contrées dans la condition animale sont aussi des productions de l’esprit, actualisation d’un karma résultant d’actes négatifs antérieurs.

Ces trois types d’existence constituent les états d’existence inférieurs. Parmi eux, le plus favorisé est la condition animale. Mais même dans celle-ci, il est difficile d’éveiller de l’amour et de la compassion et impossible de pratiquer le dharma.
Dans tous ces états inférieurs, il n’existe pas de possibilité de ­suivre le dharma et d’atteindre la réalisation. L’esprit y est sans cesse en proie aux diverses passions : à la colère, à la haine, au désir, etc. De plus, les êtres en ces états ont tendance à perpétrer de nouveaux actes négatifs, sources d’autres karmas douloureux. Ils perpétuent ainsi les conditionnements de ces existences inférieures dont les durées sont, en outre, très longues.

La roue du samsâra
Les multiples naissances successives se font dans les six mondes du samsâra, représentés à l’intérieur du cercle des douze maillons par six lettres tibétaines. Tout ce cycle tourne autour des trois poisons de l’esprit : attraction, répulsion et indifférence, ou encore : désir-attachement, aversion et aveuglement, qui sont respectivement représentés dans le moyeu de la roue par le coq, le serpent et le cochon. Le centre du moyeu est l’ignorance (voir aussi la roue de la vie et des bardos.

La condition humaine

C’est la première des existences supérieures. Les humains sont quasiment les seuls à disposer des conditions nécessaires à une progression spirituelle et à posséder les facultés qui permettent de comprendre et de pratiquer le dharma. Toutefois, l’existence humaine à elle seule n’est pas une condition suffisante pour assurer la progression spirituelle. Sa valeur est variable, et il n’y a que ceux qui ont obtenu ce qu’on appelle la « précieuse existence humaine »1Sur la précieuse existence humaine, voir aussi infra Les pratiques préliminaires communes, et infra L’existence humaine : bien l’utiliser. qui peuvent pratiquer le dharma ; ils sont aussi rares que les étoiles en plein jour !

Bien qu’elle soit moins pénible que les existences inférieures, la condition humaine comporte encore de nombreuses souffrances : les quatre principales sont celles de la naissance, de la maladie, de la vieillesse et de la mort. Outre ces quatre grandes souffrances, les hommes éprouvent celles d’être séparés des personnes qu’ils aiment tendrement, de leur vivant ou par la mort, ou de devoir rencontrer des êtres qu’ils n’auraient pas souhaité rencontrer et qui leur sont hostiles. Ils souffrent aussi d’être dépossédés de leurs biens, de ne pouvoir garder ce qu’ils ont acquis et de ne pouvoir obtenir ce qu’ils désirent.

L’état des dieux jaloux

Un karma globalement positif mêlé à de la jalousie cause une naissance dans l’état dit des « dieux jaloux ». C’est une condition heureuse pourvue de nombreux pouvoirs et de maints plaisirs, mais où, sous l’emprise de la jalousie, il y a perpétuellement des luttes et des conflits. Les dieux jaloux s’opposent aux dieux qui sont leurs supérieurs, et se querellent entre eux.

Les états divins

Un karma positif combiné à très peu d’activités négatives permet de renaître dans les « états divins ». Il y a différents niveaux d’existence divine. Les premiers sont les « états divins de la sphère des passions », ainsi nommés parce que l’esprit y est encore en proie aux désirs et aux attachements. Les dieux ont une vie extrêmement longue : c’est ainsi que, dans l’un de ces premiers états divins, une journée dure cent années humaines, et ils vivent cinq cents de leurs années. Au niveau suivant, cent de nos années égalent une de leurs journées, et ils vivent mille ans !

Dans ces états globalement heureux, il y a néanmoins quelques souffrances, particulièrement celles qui résultent de luttes passa­gères avec le monde des dieux jaloux.

Depuis l’état le plus misérable – la condition infernale – jusqu’à ces premiers états divins, s’étagent les niveaux d’existence de la sphère ou du royaume des passions, ainsi appelé parce que tous ces états sont sous leur emprise.

Au-dessus de cette sphère des passions, il y a la sphère de la forme pure qui comprend une hiérarchie de dix-sept niveaux divins successifs. Dans ces états, les êtres ont une forme subtile, un corps de nature lumineuse extrêmement grand ; l’esprit y connaît peu de passions, peu de pensées, et jouit de grands bonheurs. La passion qui y prédomine est un orgueil subtil : les êtres de ces états pensent avoir réalisé quelque chose de supérieur et vivent dans une sorte d’autosatisfaction.

Ces états de la sphère de la forme pure correspondent à quatre degrés d’absorption méditative, caractérisés par le dépassement progressif des expériences de cogitation, de jugement, de joie et de félicité2Voir infra Le karma de la méditation..

Finalement, au-delà même de ces quatre degrés d’absorption de la forme pure, il peut encore y avoir naissance dans la sphère sans forme. Les êtres y sont libres de toutes les souffrances grossières et n’ont pratiquement plus de passions ; il ne reste de celles-ci que des traces subtiles. L’impureté restant dans leur esprit est une sorte d’opacité mentale empêchant la reconnaissance de la nature ultime de l’esprit.

C’est ainsi qu’au-delà des absorptions méditatives de la sphère de la forme pure, dans la sphère sans forme, l’esprit accède encore à quatre champs de conscience successifs appelés : « domaine de l’espace illimité », « domaine de la conscience infinie ou conscience cosmique », « domaine du vide » et, enfin, « domaine sans conception ni non-conception ».

Les dieux qui vivent dans la sphère sans forme ont l’impression d’avoir un corps, mais ce corps est imperceptible. Ils n’ont plus que le cinquième constituant de l’individualité3« Constituants de l’individualité », voir infra Naissance et mort : continuité de l’illusion.: la conscience, encore présente sous la forme d’une ignorance subtile, qui leur donne l’impression d’exister dans ce corps sans forme. Cette conscience agit finalement comme une mère qui redonne naissance aux autres constituants. Ainsi les dieux de la sphère sans forme rechutent-ils, une fois de plus, dans des états inférieurs. Pour être libérée du samsâra, la conscience elle-même doit finalement être convertie en expérience primordiale, en la sagesse de l’éveil.

Ces huit états de la sphère de la forme pure et du monde sans forme sont ceux d’un esprit positif, libre de distractions, leurs degrés successifs étant de plus en plus dépourvus d’attachement.

Tous ces états des six mondes sont transitoires et conditionnés. Ils font tous partie de la ronde du samsâra. Les dieux de la sphère de la forme subtile et de la sphère sans forme, bien qu’épargnés par toutes les peines grossières, subissent encore celles de devoir mourir et transmigrer. Ils n’ont pas le pouvoir de garder leur condition divine et souffrent de devoir renaître dans un état inférieur.

Si nous trouvons difficile d’accepter la notion de ces différents mondes, retenons simplement que l’expérience de chaque vivant est sa réalité. Pendant que nous rêvons, nos rêves sont notre réalité, ainsi en va-t-il pour les six mondes.

Par exemple, un élément comme l’eau peut être expérimenté de façons fort différentes : pour les êtres des états infernaux, c’est un objet de torture ; pour les esprits avides, c’est quelque chose d’ardemment désiré ; pour certains animaux, c’est un milieu vital ; pour les hommes, une boisson ; pour les dieux jaloux, une arme et pour les dieux, un nectar sublime. Les profondeurs de l’océan sont l’environnement vital des poissons, mais les humains ne peuvent y vivre. Les oiseaux volent dans le ciel, ce qui est impossible aux hommes. Un aveugle ne peut aller où il veut, alors que ceux qui ont une vision normale sont libres de leurs mouvements.

Chacun vit ainsi dans son monde sans percevoir les autres mondes4Voir aussi infra La mort et l’éternité de l’esprit..

En résumé, le samsâra est constitué de trois sphères : la sphère des passions, la sphère de la forme pure et la sphère du sans forme. Toutes les possibilités d’existence conditionnée y sont incluses.

Prendre conscience que tous les êtres du cycle des existences souffrent nous incitera à nous délivrer de l’ignorance et des illusions dans lesquelles elle nous plonge, à nous libérer du samsâra, qui est un océan de souffrances, et à nous efforcer d’accéder à la suprême félicité de l’état de parfait bouddha5Sur cette idée, voir infra Les défauts du samsâra..

Dans le passé, nous avons pris un nombre indéfini de naissances dans le cycle des existences. Aujourd’hui, nous avons la condition humaine : si nous savons bien l’utiliser, elle peut être le point de départ de notre libération.

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