L’esprit et ses transformations

2.1 L’esprit, la réalité et l’illusion

2.1.5. Le jeu de l’illusion

«Le samsâra est fait par le karma,
Il en est une projection.
Les êtres sont faits par le karma,
Il est leur cause et il les différencie.»
Mahâkarunâpundarîkasûtra

L’esprit est le fondement de tout, de l’éveil comme de l’illusion. En tant que fondement de l’éveil, il est l’intelligence primordiale fondamentale, pourvue des trois qualités que nous avons vues. Recouvert des voiles qui viennent d’être décrits, il devient la conscience fondamentale qui est la base de toutes les illusions que sont les aspects variés de l’existence cyclique, le samsâra.

Le karma

La conscience fondamentale pourrait être comparée à un terrain qui serait le réceptacle d’empreintes ou de graines, laissées par nos actes. Une fois semées, ces graines subsistent dans le terrain de la conscience fondamentale jusqu’à ce que les conditions soient réunies pour leur germination et leur mûrissement. Elles actualisent alors leurs potentialités en produisant les plantes et les fruits que sont les diverses expériences du samsâra. Les traces laissées dans la conscience fondamentale par un acte sont ainsi des causes d’où résulte, dès que les circonstances favorables se présentent, un état particulier de conscience individuelle avec des expériences qui lui sont spécifiques. Globalement, l’ensemble des empreintes laissées par les actes du passé, dans la conscience fondamentale, condi­tionne tous les états et toutes les expériences de la conscience individuelle, c’est-à-dire finalement tout ce que nous sommes et tout ce que nous expérimentons. L’enchaînement des différentes étapes de ce processus, depuis les causes, les actes initiaux, jusqu’à leurs conséquences, les expériences présentes et futures, est nommé « karma » ou « causalité des actes ».

« Karma » est un mot sanscrit qui signifie littéralement « activité conditionnée », cette notion d’activité étant ici entendue dans tout son déploiement, depuis la cause jusqu’à la conséquence d’un acte. Le karma est donc l’activité, comprise comme enchaînement des causes et des conséquences des actes1Sur les karmas, voir la fin de ce chapitre..

Le samsâra

Le karma, c’est-à-dire les empreintes de nos actes, conditionne l’esprit, qui expérimente, en fonction de celui-ci, diverses illusions constituant la variété des individualités et des environnements, en d’autres termes, la conscience et ses différentes expériences. Les différents types de conscience, toutes les joies et les peines, sont ainsi des apparences illusoires manifestées par le pouvoir du karma. Toutes leurs catégories sont regroupées en les six mondes.

Les six mondes ou six classes d’êtres regroupent l’ensemble des états dans lesquels la conscience peut transmigrer. Ils constituent l’ensemble du « samsâra ». Ce terme signifie littéralement l’« existence cyclique », le « cycle des existences conditionnées », ou encore la « ronde des naissances » ; il est ainsi nommé parce que la conscience, conditionnée par son karma, y transmigre perpétuellement. De temps à autre, par le pouvoir d’une influence positive, ou d’un karma positif, la conscience prend naissance dans un état supérieur ; puis, sous l’emprise d’une influence négative, ou d’un karma négatif, elle prend naissance dans un état inférieur. Cette ronde des naissances tourne continûment, conduisant la conscience tantôt dans un état supérieur, tantôt dans un état inférieur. Cette alternance ininterrompue ne s’achève qu’avec la libération, la sortie de l’existence conditionnée. C’est alors la fin du samsâra, l’éveil d’un bouddha. Aussi longtemps que cette libération n’a pas été obtenue, la conscience transmigre dans les divers mondes du samsâra ; nous les avons ainsi tous traversés.

Aujourd’hui, nous avons la condition humaine, ultérieurement, nous serons amenés à renaître dans l’un ou l’autre de ces états d’existence. Ce qui transmigre ainsi d’une existence à une autre, c’est la conscience conditionnée par son karma, lequel définit son bonheur, sa souffrance ou ses aptitudes. Ce que nous sommes aujourd’hui, les divers états dans lesquels nous sommes passés et dans lesquels nous passerons, résultent du karma qui conditionne les projections de l’esprit et modèle ainsi ses illusions.

Les karmas et la liberté

Dans la perspective que nous venons d’évoquer, un karma positif est tel dans la mesure où il est cause d’états d’existence heureux et rapproche de la délivrance, alors qu’inversement un karma négatif est tel parce qu’il induit des états d’existence douloureux et qu’il éloigne de la libération.

Il est très important de bien comprendre que, si expériences et actes sont ainsi conditionnés par le karma, nous jouissons toutefois d’une certaine liberté qui, dans des proportions variables, est présente à chaque instant. Nous nous trouvons à tout moment à la croisée de deux chemins : le premier va vers le bonheur et l’éveil, et le second va vers le malheur et les états d’existence infortunés. Nous sommes continuellement en face d’une alternative : le choix judicieux génère un karma favorable à une évolution heureuse, alors que le mauvais produit un karma négatif, cause d’un devenir malheureux. Le choix nous appartient, mais ses conséquences sont inéluctables2Voir aussi infra Karma, interdépendance et vacuité..

Cette liberté est possible parce qu’au sein du samsâra, en dépit de ses conditionnements, il subsiste une part d’intelligence immédiate et d’expérience authentique. Notre esprit et ses expériences participent à la fois des conditionnements de l’ignorance et de la liberté de l’intelligence immédiate. De l’ignorance, vient l’appréhension dualiste en termes de sujet et d’objets, constitutive de la conscience individuelle, égotique, qui manifeste les différentes passions, alors que du côté de l’intelligence immédiate apparaissent les qualités positives, non égotiques. C’est de ces passions comme de ces qualités positives que procèdent respectivement le karma négatif et le karma positif3Ces deux karmas ne sont pas deux forces opposées mais une seule énergie conflictu­elle qui voile les ressources. Elle se dissipe peu à peu révélant les qualités des ressources..

Le karma positif découle ainsi des dispositions d’esprit vertueuses, telles que l’amour, la compassion, la bienveillance, l’altruisme, les désirs modestes et le contentement, alors que le karma négatif provient des dispositions d’esprit non vertueuses, c’est-à-dire des attitudes égotiques avec leurs six principales passions : la colère, l’avidité, la stupidité, le désir-attachement, la jalousie et l’orgueil.

l existe encore un troisième type de karma, dit d’« immobilité ». Il est produit par certains types de méditation qui stabilisent l’esprit et le rendent équanime. Les résultats de ce type de karma sont des naissances en des états de conscience caractérisés par une stabilité de l’esprit propre aux états divins4Voir infra Le karma de la méditation..

Globalement, tout ce qui existe dans le samsâra est engendré par ces trois types de karma souillés. Dire qu’ils sont souillés signifie qu’ils consistent en des activités dualistes impliquant la distinction d’un sujet, d’un objet et d’un acte. Ces karmas sont, en fait, toutes les activités de la conscience habituelle.

Parmi les divers types de karma, on distingue encore des karmas « inducteurs » et des karmas « complémentaires ». Le karma inducteur est celui qui, comme son nom l’indique, induit un état ­d’existence quel qu’il soit. Le karma complémentaire définit au sein de cet état les modalités particulières à différents vivants ; il vient compléter la détermination de base donnée par le karma inducteur. Leur combinaison fait que si le karma inducteur d’un mode d’existence est positif et si le karma complémentaire qui en complète les particularités est négatif, la naissance sera prise dans un état de conscience supérieur mais avec, en celui-ci, de mauvaises conditions d’existence. Par exemple, nous prendrions une nais­sance humaine, mais en celle-ci, nous serions pauvres. Inversement, un karma inducteur négatif associé à un karma complémentaire positif amènerait à prendre naissance dans un état d’existence inférieur en lequel nous jouirions de circonstances favorables ; par exemple, nous prendrions une naissance animale comme certains animaux domestiques qui, en Occident, ont des conditions d’existence très privilégiées.

Il existe aussi des karmas « collectifs » et « individuels ». Les êtres vivants d’un même état d’existence ont tous développé des karmas concordants, de sorte que le monde leur apparaît de façon simi­laire. Ce karma qui leur est commun est dit « collectif », producteur d’apparences communes.

Néanmoins, les différences de lieux, d’apparences corporelles, de bonheurs et de peines, spécifiques à chaque être, sont la manifestation d’un karma propre à chacun d’eux. Il est dit « individuel », producteur d’expériences spécifiques.

Des combinaisons des différents karmas5Voir infra Le karma : composantes et résultantes des actes. naissent les souffrances des trois classes d’êtres inférieurs et les bonheurs des trois classes d’êtres supérieurs. Ensemble, elles constituent toutes les conditions fluctuantes et variées causées par des karmas mélangés.

D’actes différents apparaissent donc des effets dissemblables ; la variété des karmas fait la diversité des êtres et des états d’existence. Ainsi le karma est-il le créateur du samsâra.

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