L’esprit et ses transformations
2.1 L’esprit, la réalité et l’illusion
2.1.4. Les voiles de l’esprit
«Non reconnu l’apparent en soi s’illusionne en objets ;
Par nescience, l’intelligence en soi se prend pour sujet ;
La saisie duelle est l’errance en la sphère du devenir ;
Puissent les illusions de l’ignorance être éradiquées.»
Karmapa III, Les Souhaits du Mahâmudrâ.
S’il n’y a aucune différence essentielle entre l’esprit d’un bouddha et notre propre esprit, pourquoi un bouddha a-t-il toutes les qualités qui lui sont attribuées et pourquoi ne les avons-nous pas ?
La différence provient de ce qu’en notre esprit la nature de bouddha est voilée par diverses enveloppes qui la recouvrent et la masquent.
Chacune des trois facettes de l’esprit pur que nous venons d’évoquer devient au niveau impur – c’est-à-dire dans l’ignorance – un des éléments constitutifs de l’expérience dualiste.
D’abord, l’ignorance de la vacuité-ouverture de l’esprit donne naissance à la conception du sujet, le moi, l’observateur ; et l’ignorance de la clarté essentielle donne naissance à celle des objets extérieurs. Ainsi naît la dualité sujet-objet, moi-autre.
Ensuite, entre les deux pôles de cette dualité, diverses relations se développent. Elles motivent à leur tour différentes activités.
Les étapes de ce processus constituent quatre voiles masquant l’esprit pur ou la nature de bouddha.
Ce sont :
– le voile de l’ignorance,
– le voile de la propension fondamentale,
– le voile des passions,
– et le voile du karma.
Ils sont consécutifs, chacun se structurant sur la base du précédent.
Le voile de l’ignorance
L’absence de connaissance que l’esprit a de sa vraie nature, le simple fait qu’il ne reconnaisse pas ce qu’il est vraiment s’appelle l’ignorance fondamentale. Elle est l’incapacité foncière de l’esprit habituel à se percevoir lui-même.
On pourrait comparer l’esprit pur, pourvu de ses trois qualités essentielles, à une eau calme, transparente et limpide, en laquelle tout peut être vu clairement. Le voile de l’ignorance est un manque d’intelligence de l’esprit, une sorte d’opacité, semblable à la vase qui fait perdre à l’eau sa transparence limpide. L’esprit ainsi obscurci perd l’expérience de lucidité ouverte et il en vient à ignorer sa nature essentielle.
Cette ignorance fondamentale est dite innée, parce qu’elle est inhérente à notre existence ; nous sommes nés avec elle. Elle est, en fait, le point de départ de la dualité, la racine de toutes les illusions et la source de tous les maux.
Le voile de la propension fondamentale
L’esprit sous l’emprise de l’ignorance s’engage dans les illusions, parmi lesquelles la plus fondamentale, racine de toutes les autres, est la saisie dualiste en termes de sujet et d’objet1La dualité sujet-objet est bien un voile sur la nature de l’esprit, mais il faut précisément comprendre, pour éviter de graves erreurs, qu’à un niveau ordinaire – relatif et relationnel – une perception dualiste en termes de sujet et d’objets est normale et même indispensable pour l’édification de ce que l’on nomme le moi ou l’ego, l’être conscient de ses actes, des autres et du monde qui l’entourent, et capable d’avoir avec ceux-ci des relations harmonieuses. La structuration et le fonctionnement du moi-ego, dans des références et des relations saines, constitue ce que le dharma appelle « le développement de bienfaits ». Celui-ci est fondé sur la pratique d’actes justes – non égoïstes – et cela dans la perspective du karma – voir infra Le karma et la discipline extérieure. Ce développement de bienfaits est le préalable incontournable au « développement d’intelligence immédiate » par lequel s’opère le dépassement des illusions dualistes. C’est même de la qualité du premier que dépend la réalisation du second – voir infra Le double développement..
Quand l’esprit ignore l’ouverture de sa vacuité, se substitue à son expérience sans centre ni périphérie celle d’un point de référence central à partir duquel tout est perçu. Ce point, centre qui s’approprie toutes les expériences, est l’observateur, l’ego-sujet. C’est ainsi qu’ignorant sa vacuité, l’esprit engendre l’expérience illusoire d’un moi ou je.
Simultanément, la nature de sa clarté n’étant pas reconnue, à sa qualité autoconnaissante se substitue l’expérience de quelque chose d’autre. Ainsi, le sujet-ego connaît des choses qui lui sont distinctes et qui deviennent des objets extérieurs. Le moi et l’autre, la dualité du sujet et de l’objet sont nés. Ces choses autres, l’altérité, ont une double forme : les apparences du monde extérieur et les phénomènes mentaux.
Cette propension de l’esprit à ignorer sa propre nature et à percevoir toute situation en mode dualiste est le voile de la propension fondamentale. Ce deuxième voile pourrait, de ce point de vue, être aussi nommé le « voile de la saisie dualiste ».
Le voile des passions
Comme nous venons de le voir, ignorant sa vacuité-ouverture et sa clarté, l’esprit est plongé dans la dualité. Ensuite, par ignorance de la capacité illimitée, se développent toutes les relations existant entre les deux pôles sujet-objet de cette dualité. Au niveau pur, la capacité illimitée est la multiplicité des qualités éveillées, mais dans l’ignorance s’y substituent les possibilités illimitées de relations duelles.
Le sujet dans son illusion commence par prendre les objets extérieurs pour des choses réelles ; il éprouve alors de l’attraction envers celles qui lui sont agréables, de la répulsion envers celles qu’il ressent comme désagréables, et de l’indifférence vis-à-vis de celles qui lui semblent neutres. Si l’objet paraît agréable au sujet, il voudra le posséder ; au contraire, confronté à des objets ou des situations désagréables, il aura une attitude de rejet ; enfin, il aura une relation neutre vis-à-vis de certains objets ou situations, par indifférence ou opacité mentale.
Ces trois types de relations – attraction, répulsion, indifférence – correspondent au désir, à la colère et à l’ignorance ; ce sont les trois poisons fondamentaux de l’esprit, les trois passions primaires qui animent et conditionnent l’esprit habituel.
Sur la base de ces trois types de relations empoisonnées, se multiplient les nombreuses autres passions ou émotions conflictuelles, notamment l’orgueil, l’avidité et la jalousie. L’orgueil se développe à partir du moi qui naît dans l’ignorance ; l’avidité est un prolongement du désir-attachement ; tandis que la jalousie provient de la colère-aversion. Ainsi, les trois poisons primaires se ramifient-ils en six passions2Nous emploierons « passion » dans son sens ancien signifiant tout mouvement ou toute attitude de l’esprit, positif ou négatif, incluant même l’obscurité ou l’opacité mentale.: l’aversion-colère, l’avidité, la stupidité-ignorance, le désir-attachement, la jalousie et l’orgueil. Elles correspondent, nous le verrons par la suite, à six états de conscience caractérisant six mondes différents. Puis, de subdivision en subdivision, se dénombrent jusqu’à quatre-vingt-quatre mille types de passions !
Toutes ces relations duelles et conflictuelles constituent le voile des passions.
Le voile du karma
Les diverses passions induisent une grande variété d’actes dualistes qui peuvent être, en ce qui concerne le karma, positifs, négatifs ou neutres. Ils conditionnent l’esprit et le font naître dans l’un ou l’autre des six mondes de l’existence conditionnée. C’est ce que l’on nomme le « voile de l’activité conditionnée » ou « voile du karma ».
Le dharma : une pratique de dévoilement
Ces quatre voiles qui recouvrent l’esprit font de nous des personnes habituelles, ballottées par leurs illusions dans les six mondes du samsâra.
On ne peut se libérer de cette condition de personne habituelle qu’en dissipant les voiles, en dévoilant l’esprit. La pratique du dharma offre de nombreuses méthodes permettant de dissoudre peu à peu ces enveloppes et de révéler ainsi le joyau de l’esprit pur.
La nature de l’esprit pourrait être comparée à une boule de cristal, et les quatre voiles à quatre couches de tissu l’enveloppant et la masquant de plus en plus.
Selon une autre image, ces divers voiles pourraient être comparés à des strates nuageuses couvrant le ciel de l’esprit. Tout comme les nuages ferment le ciel et l’obscurcissent, ces voiles masquent l’espace de la vacuité ainsi que la clarté de sa luminosité-lucidité. La pratique du dharma, et principalement celle de la méditation, dissipe progressivement ces différents voiles, des plus extérieurs vers les plus intérieurs.
Quand tous ces voiles ou enveloppes ont été dissipés, il y a dévoilement complet, un état de purification qui est rendu en tibétain par le terme « sang ». L’épanouissement de tous les aspects d’espace et de lumière qu’il révèle est rendu par le terme « gyé ». Ces deux syllabes « sang-gyé », qui signifient littéralement « pureté et épanouissement parfait », « tout pur et tout épanoui », forment ensemble le mot tibétain pour « bouddha ». L’état de bouddha est la manifestation des qualités inhérentes à l’esprit lorsqu’il a été purifié des voiles qui l’obscurcissaient.
Ce dévoilement qui révèle les qualités immanentes à la pureté de l’esprit résume tout le cheminement de la pratique du dharma.
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