2.1 L’esprit, la réalité et l’illusion

2.1.3 La nature de l’esprit

«Toutes les réalités sont des projections de l’esprit
Quant à l’esprit : il n’est pas d’esprit, il est vide d’essence.
Etant vide il est sans obstruction : tout peut y apparaître,
Par un parfait examen, que la conviction s’établisse.»
Karmapa III, Les Souhaits du Mahâmudrâ.

L’expérience de la nature essentielle de l’esprit se situe au-delà des mots. Vouloir la décrire est se trouver dans la situation d’un muet qui essaierait d’exprimer la saveur du bonbon qu’il a dans la bouche : il lui manque les moyens d’expression adéquats. Néanmoins, je vais vous livrer quelques conclusions qui suggèrent un aperçu de cette expérience.

La nature de l’esprit peut être envisagée suivant trois pers­pectives essentielles, complémentaires et simultanées : la vacuité-ouverture, la clarté-luminosité-lucidité et les capacités sans limite.

La vacuité-ouverture

L’esprit est ce qui pense : « Je suis, je veux, je ne veux pas » ; c’est le penseur, l’observateur, le sujet de toutes les expériences. Je suis l’esprit. D’un certain point de vue, cet esprit existe, puisque je suis et que j’ai une capacité d’action. Si je veux voir, je peux regarder ; si je veux entendre, je peux écouter ; si je décide de faire quelque chose avec les mains, je peux le commander à mon corps, et ainsi de suite. En ce sens, l’esprit, avec ces pouvoirs et ces facultés, semble exister.

Mais si nous le cherchons, nous ne pouvons le trouver nulle part en nous : ni dans notre tête ni dans notre corps ni où que ce soit ou comme quoi que ce soit. De cet autre point de vue, il semblerait qu’il n’existe pas. Ainsi, d’un côté l’esprit semble exister mais, d’un autre, il n’est pas quelque chose qui existe vraiment.

Aussi longues et poussées que soient nos investigations, nous ne pourrons jamais lui trouver de caractéristiques formelles : il n’a ni dimension ni couleur ni forme ni quoi que ce soit de tangible. C’est en ce sens qu’il est dit « vide », parce qu’il est essentiellement indéterminable, inqualifiable, au-delà des concepts du mental, et en cela comparable à l’espace tout ouvert, sans centre ni périphérie.

Cette nature indéfinissable est « vacuité-ouverture », c’est la première qualité essentielle de l’esprit. Elle est l’au-delà de la connaissance illusoire qui, elle, nous fait expérimenter l’esprit comme un moi pourvu des caractéristiques que nous nous attribuons habituellement.

Mais il faut être vigilant ! Car dire que l’esprit est vacuité-ouverture n’est pas le réduire à quelque chose d’inexistant, au sens d’inopérant.

Comme l’ouverture de l’espace, l’esprit pur n’est pas localisable, il est omniprésent et omnipénétrant : il embrasse et pénètre toute chose. De plus, il est au-delà du changement et sa nature vide est indestructible, intemporelle.

La clarté, luminosité-lucidité

Si l’esprit est bien essentiellement vide, dans le sens que nous venons d’exprimer, il n’est pas seulement vide car s’il l’était, il serait inerte et n’expérimenterait ni ne connaîtrait rien : ni sensation, ni joie, ni souffrance. L’esprit n’est pas seulement vide, il possède une deuxième qualité essentielle qui est sa faculté ou capacité d’expérience, de cognition. Cette qualité s’appelle « clarté », ou « luminosité-lucidité ». Elle est à la fois la lucidité de son intelligence et la luminosité de ses expériences.

Si nous prenions un exemple, une analogie, pour essayer de mieux faire comprendre ce dont il s’agit, nous pourrions comparer l’ouverture-vacuité de l’esprit à l’espace de la pièce dans laquelle nous nous trouvons : cet espace, ouvert, sans forme permet l’expérience, il la contient en totalité, il en est le lieu. La clarté serait alors la luminosité-lucidité en laquelle toutes les expériences sont connues. S’il y avait uniquement un espace, une ouverture inerte, il n’y aurait pas de possibilité d’expérience, de connaissance. Ce n’est là qu’un exemple, car cette clarté de l’esprit n’est pas une lumière ordinaire comme celle du soleil, de la lune ou de l’électricité. Il s’agit de la clarté spirituelle qui rend possible toutes les expériences et intelligences.

Cette nature vide et claire de l’esprit est ce que l’on nomme la « claire lumière », c’est une clarté-vide qui, au niveau de l’esprit pur, se connaît en elle-même ; aussi la nomme-t-on « luminosité autoconnaissante ».

Il n’y a pas d’exemple vraiment adéquat pour illustrer cette clarté au niveau pur ; mais à un niveau ordinaire qui nous est ­proche, en comprenant une de ses manifestations, la situation de l’état de rêve, nous pourrions entrevoir certains de ses aspects. Supposons qu’il fasse nuit noire et que dans cette obscurité totale nous soyons en train de rêver, expérimentant un monde onirique. L’espace mental qui en est le lieu – indépendamment du volume de l’endroit où nous sommes – peut être comparé à la vacuité-ouverture de l’esprit, et son aptitude à y connaître des expé­riences – indépendamment de l’obscurité extérieure – correspond à sa clarté. Cette clarté englobe toute connaissance de l’esprit : aussi bien la lucidité de ce ou de celui qui fait l’expérience que la luminosité inhérente à ses expériences ; connaisseur et connu, lucidité et luminosité, sont deux facettes d’une seule et même qualité de clarté. Comme intelligence qui connaît l’expérience onirique elle est lucidité et comme objet d’expérience onirique, elle est luminosité ; mais au niveau non dualiste de l’esprit pur, il s’agit d’une seule et même qualité de clarté nommée « selwa » en tibétain. Cet exemple peut aider à comprendre mais, attention, il ne s’agit que d’une illustration montrant à un niveau habituel une manifestation particulière de la clarté, lucidité-luminosité. Dans l’exemple, il y a en effet une différence entre la lucidité du connaisseur et la luminosité de ses expériences ; cette différence provient de ce que le rêve est une expérience dualiste, faite en termes de sujet et d’objet, dans laquelle la clarté se manifeste à la fois dans la connaissance ou lucidité du sujet et dans la luminosité de ses objets. L’exemple est imparfait, car fondamentalement, en l’esprit pur, la séparation n’existe pas ; il s’agit de la même qualité de clarté qui est essentiellement non dualiste.

La « capacité sans limite »

Le troisième aspect, qui, ajouté aux deux premiers, décrit complètement ce qu’est l’esprit pur, la nature de l’esprit, est l’« expérience illimitée », « sans obstacle ni blocage ». La clarté de l’esprit décrite précédemment est sa capacité à connaître, à expérimenter ; en celle-ci tout peut apparaître, ses possibilités de connaissance, d’expérience, d’intelligence sont illimitées. Le terme tibétain qui désigne cette qualité signifie littéralement « sans limite », « sans entrave », « sans obstacle » ou « sans blocage ». C’est la liberté qu’a l’esprit de connaître et d’expérimenter sans limite et sans fin, la qualité de sensibilité libre de cette expérience. Ces connaissances-expériences sont, au niveau pur, celles des qualités et des domaines éveillés et, au niveau habituel, celles que l’esprit a de chaque chose comme étant ceci ou cela, c’est-à-dire la faculté cognitive qu’a la conscience d’expérimenter toute chose, de distinguer, de percevoir et de concevoir tout phénomène.

Reprenons l’analogie de l’esprit qui rêve : nous avons déjà vu ce à quoi correspondent les deux premières qualités, l’ouverture et la clarté. Simultanément à celles-ci, la troisième qualité, la « capacité sans limite », serait l’aptitude de l’esprit onirique à expérimenter la multiplicité des aspects du rêve : les perceptions du sujet onirique et les expériences de son monde rêvé. La clarté est ainsi ce qui permet l’expérience, alors que la capacité sans limite est la multiplicité illimitée de tous ses aspects.

Cette expérience illimitée, sans obstacle, correspond, au niveau habituel, à tous les types de pensées et d’émotions que nous pouvons avoir. Au niveau pur de l’esprit d’un bouddha, elle correspond à toutes les sagesses ou qualités éveillées mises en œuvre pour aider les vivants.

Aussi l’esprit pur peut-il être envisagé comme étant :

– par essence, vacuité-ouverture,

– par nature, clarté,

– et par ses aspects, une capacité illimitée d’expériences et de qua­lités non dualistes.

Ces trois facettes – ouverture, clarté et capacité d’expérience sans limite – ne sont pas séparées mais concomitantes. Elles sont les qualités simultanées et complémentaires de l’esprit éveillé.

La nature de l’esprit avec ses trois dimensions éveillées est l’état de bouddha ; tandis qu’au niveau impur, ignorant et illusionné, l’esprit avec ses trois dimensions duelles – sujet, objet, relations – constitue tous les états de conscience conditionnée, toutes les expériences du samsâra.

Cependant, que l’esprit soit éveillé ou illusionné, il n’est rien qui soit en dehors de lui et il est essentiellement le même chez tous les vivants, humains ou non humains. La nature de bouddha, avec tous ses pouvoirs et ses qualités éveillés, est présente chez tous les vivants. Les qualités d’un bouddha sont toutes en notre esprit, mais voilées, masquées, comme peut l’être une vitre naturellement transparente et translucide, opacifiée par un épais voile de saleté.

La purification, le dévoilement de ces impuretés permettent que se révèlent toutes les qualités éveillées présentes en l’esprit. Actuellement, notre esprit a peu de libertés et de qualités, car il est conditionné par notre karma, c’est-à-dire par nos habitudes et empreintes antérieures. Mais, petit à petit, la pratique du dharma et de la méditation le libère et l’éveille à toutes les qualités de l’état de bouddha inhérentes à sa nature.

Les trois dimensions de la nature de l’esprit

Une brève présentation

Maintenant, sans doute serait-il bon, si vous le voulez bien, de faire une petite expérience pratique, une courte méditation, pour essayer de mieux percevoir la nature de ce dont il s’agit.

Tout en étant confortablement assis, laissons notre esprit au repos, dans son état naturel… Nous nous détendons, relâchons nos tensions, et restons sans aucune contrainte, sans intention particulière, sans artifice…

… Laissons notre esprit dégagé, ouvert, comme l’espace…
… Spacieux, l’esprit reste clair et lucide…
… Détendu, relâché, l’esprit demeure transparent et lumineux…
… Nous ne gardons pas notre esprit enfermé en nous-mêmes…
… Il n’est pas confiné dans notre tête, dans notre corps ou dans l’environnement, où que ce soit. Relâché, il est vaste comme l’espace et englobe tout…
… Il englobe tout, des États-Unis à l’Inde, tout le monde et l’univers. Il pénètre tout notre monde…
… Restons au repos, détendu, dans cet état d’ouverture…
… Sans limites, pleinement lucide et transparent…

L’ouverture et la transparence de l’esprit, semblables à celles de l’espace indéterminé et inqualifiable, sont un signe de ce que nous avons appelé sa « vacuité ».

Sa lucidité connaissante et dégagée est ce que nous avons appelé sa « clarté ».

Il y a aussi ses capacités d’expériences illimitées, son « aptitude à tout expérimenter », à laquelle correspond l’expérience, sans limite ni obstacle, des personnes, des lieux et de toute chose. Il est capable d’expérimenter toutes ces choses distinctement dans une empathie non dualiste, libre de blocage et de saisie.

… De nouveau, sans orienter « l’esprit », le sujet-connaisseur, ni vers l’extérieur ni vers l’intérieur, nous restons tels quels, au repos, relâchés…
… Sans sombrer dans un état d’indifférence ou d’opacité mentale, nous laissons l’esprit dans un état alerte et vigilant…
… Dans cet état, l’esprit est ouvert et dégagé, c’est sa vacuité…
… Sa luminosité et sa lucidité connaissante sont sa clarté…
… Tous les aspects qu’il connaît distinctement et sans aucun obstacle sont l’expérience illimitée, l’intelligence illimitée, l’énergie de grande compassion…

Un important obstacle vient de ce qu’habituellement l’esprit se confine dans le corps, perçu comme étant mon corps ; nous nous identifions à celui-ci ; nous fixant sur lui, nous nous y enfermons. Il faut au contraire relâcher toute tension, toute crispation. Tendu et crispé, l’esprit reste enfermé ; il finirait même par développer dans ses tensions des douleurs corporelles et des maux de tête…

… Restez au repos, l’esprit dans son immensité lucide, ouverte et détendue…

Nous pouvons commencer à méditer ainsi1Sur la méditation et la nature de l’esprit, voir infra Shamatha-Vipashyanâ, ainsi que La pratique de Mahâmudrâ., mais il est très important de poursuivre la pratique avec un guide qualifié qui nous dirigera sur la bonne voie. Avec son aide, nous pourrons réaliser la vacuité de l’esprit, des pensées et des émotions, ce qui est le meilleur de tous les moyens pour se libérer des illusions et des souffrances. La reconnaissance de la nature des passions permet qu’elles se libèrent d’elles-mêmes, qu’elles s’auto-­libèrent : il est donc essentiel d’apprendre à reconnaître leur vacuité dès qu’elles apparaissent. Si nous ignorons leur nature vide, elles nous emportent dans leur flot, se succèdent, s’enchaînent et nous possèdent. Elles ont de l’emprise sur nous parce que nous leur attribuons une réalité qu’elles n’ont pas vraiment. Si nous réalisons leur vacuité, leur pouvoir aliénant et les souffrances qu’elles engendrent se dissipent.

Cette aptitude à reconnaître la nature vide de l’esprit et de toutes ses productions, projections, pensées et émotions, est la « panacée », car c’est le remède universel qui, à lui seul, permet de soigner toute illusion, toute passion et toute souffrance.

Notre esprit peut être comparé à une main qui, actuellement, est liée, ficelée, tant par la représentation de notre moi, de l’ego ou du soi, que par les conceptions et les fixations propres à ce dernier. Petit à petit, la pratique élimine ces fixations et conceptions égotiques et, comme la main déliée peut s’ouvrir, l’esprit s’ouvre et acquiert toutes sortes de possibilités d’œuvrer. Il se découvre alors nombre de qualités et de dextérités, comme la main libérée de ses entraves. Ces qualités qui se développent progressivement sont celles de l’éveil, de la nature de l’esprit.

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