La voie de la libération

3.4. Le vajrayâna, voie de la transmutation

«Le vajrayâna est la voie des méthodes multiples
Et de l’absence de difficultés,
Pour les personnes aux vives facultés
Dotées d’une grande intelligence.
Tous faits et gestes y concourent
Au double développement,
Et il n’y a plus la moindre chose qui ne soit utile.»
Jamgön Kongtrül Lodrö Tayé,Le Résumé des points essentiels.

3.4.1. La voie de la transmutation

Ce que nous avons vu jusqu’ici à propos du hînayâna et du mahâ­yâna appartient à toutes les écoles du bouddhisme ; c’est le dharma fondamental.

Spécificité du vajrayâna

Le vajrayâna repose sur les mêmes fondements que le mahâyâna dont il est une branche, mais il se distingue de ses enseignements ordinaires par les nombreux « moyens adroits » qu’il utilise. Les enseignements du mahâyâna ordinaire s’appuient sur les « sûtras », ceux du vajrayâna sont fondés sur des textes particuliers appelés « tantras ». Les buts de leurs enseignements sont identiques, mais leurs perspectives, leurs moyens de progression et leur efficacité diffèrent. Précédemment, nous avons parlé de la complémentarité des trois véhicules1Voir supra Les trois véhicules : complémentarité et unité., maintenant nous allons voir que chaque véhicule a une perspective et une approche qui lui sont spécifiques.

Il y a dans leurs approches des différences de motivation : les tenants du hînayâna considèrent le samsâra comme un océan de souffrances qui est à franchir pour atteindre la liberté du nirvâna, et ils cherchent à s’en libérer principalement pour leur propre bien. Les tenants du mahâyâna aspirent à la libération afin d’aider tous les êtres ; considérant qu’ils ont tous été, à un moment donné au cours de leurs innombrables existences, leurs propres parents, ils se rappellent leur bonté et, avec un sentiment de compassion universelle, souhaitent les libérer tous. Ainsi, les pratiquants hînayâna ont été comparés à des rois utilisant leurs pouvoirs à leur propre profit, et ceux du mahâyâna à ces mêmes rois les utilisant au profit de tous.

Les perspectives diffèrent également, au regard, par exemple, des illusions et de leurs conséquences. La voie hînayâna enseigne le renoncement aux impuretés, ce qui est difficile et très long à réaliser, mais plus facile à enseigner que l’approche mahâyâna ou vajrayâna. La voie mahâyâna propose de changer les souillures en qualités qui leur sont opposées, ce qui est plus difficile à comprendre que ce que propose le hînayâna, mais plus facile à pratiquer une fois la méthode assimilée. Quant à la voie du vajrayâna, elle consiste à transcender le pur et l’impur, ce qui est très difficile à comprendre et à enseigner mais, une fois maîtrisé, c’est le moyen le plus rapide et le plus facile pour atteindre l’éveil.

Les trois yânas utilisent aussi différentes sortes de moyens de progression plus ou moins radicaux : on pourrait comparer leurs méthodes à trois manières de se débarrasser de l’arbre de l’ignorance, de la souffrance et des négativités : la pratique du hînayâna arrache les feuilles, celle du mahâyâna coupe les branches, quant au vajrayâna, il tranche l’arbre à la racine. Toutes les souffrances étant dans l’esprit, réaliser directement sa nature et éliminer ainsi toutes les illusions qu’il génère est l’approche vajrayâna.

Prenons un autre exemple : si nous comparions l’éveil à l’image d’un bouddha, pour obtenir cette image, nous pourrions la peindre sur une toile, dessinant d’abord ses contours et ses détails, puis y appliquer minutieusement les couleurs, attentifs aux nuances et aux ombres. Le résultat souhaité serait atteint, mais cela demanderait beaucoup de temps. C’est un peu comme la voie des sûtras. L’autre méthode consiste à emprunter une bonne peinture traditionnelle et à la prendre en photographie ! Le résultat est immédiat ; c’est la voie des tantras, du vajrayâna.

Les trois véhicules ne diffèrent pas tant par leur but, qui est le même pour tous, que par les méthodes pour y arriver. Si l’éveil était une contrée lointaine comme l’Inde, l’approche hînayâna serait comme de cheminer vers elle à pied, celle du mahâyâna comme de s’y rendre à cheval ou en voiture et, finalement, celle du vajrayâna comme d’emprunter un avion ou une fusée ! Il n’y a pas plusieurs destinations, mais la rapidité et l’efficacité des véhicules sont très inégales.

Les voies du hînayâna et du mahâyâna se pratiquent sur de nombreuses vies, le vajrayâna est plus rapide : il permet de réaliser l’éveil, soit dans cette vie, soit au moment de la mort, soit en l’espace de sept ou seize vies, au maximum. C’est un moyen de progression rapide mais qui peut, en même temps, être dangereux si vous n’avez pas une grande confiance en votre guide.

L’enseignement secret.

D’une façon générale, les bouddhas enseignent le dharma conformément à l’esprit de leurs disciples. Ils transmettent divers enseignements qui sont des antidotes aux quatre-vingt-quatre mille ­types de passions pouvant toucher l’esprit des êtres vivants. Tous les bouddhas n’enseignent pas le vajrayâna ; par contre, le bouddha de notre période, Shâkyamuni, dans son extrême compassion, a donné ces instructions particulièrement profondes, rapides et efficaces.

Le vajrayâna est l’aboutissement ultime des enseignements du Bouddha ; il est donc extrêmement précieux, et nous sommes fortunés de l’avoir rencontré. Mais il est facile de le mal com­prendre, ce qui peut nous amener à commettre de grandes fautes qui produisent des existences misérables dans des états infernaux ou animaux ; il est donc très dangereux.

C’est pourquoi il est généralement l’« enseignement secret » et, dans ses pratiques les plus essentielles, il n’est transmis qu’oralement et lorsque le moment est venu, par le maître à son disciple.

La voie du vajrayâna a ceci de particulier qu’elle ne demande pas de rejeter quoi que ce soit, mais simplement de transmuter notre esprit et ses expériences en reconnaissant leur nature essentielle ; c’est une voie de transformation ou de transmutation de ce qui est impur en ce qui est pur. C’est ce qui fait sa rapidité et sa facilité.

Le vajrayâna ne soulève pas de grandes difficultés et ne requiert pas d’austérités particulières, à tel point que, pour un être disposant de facultés vives et d’une grande intelligence, il serait tout à fait possible de le pratiquer et de le réaliser au sein même de son activité ordinaire.

À cette fin, les tenants du vajrayâna utilisent la « vision sacrée », dans laquelle ils reconnaissent que ce monde où nous nous trouvons est déjà en fait fondamentalement pur ; c’est déjà un « champ pur », une sphère où tous les bouddhas et bodhisattvas peuvent être vus et le dharma naturellement entendu.

De même, ils considèrent que les êtres sont fondamentalement des bouddhas et qu’il n’y a pas de distinction réelle entre le samsâra et le nirvâna, celle-ci ne tenant qu’aux apparences.

Dans la pratique de cette vision sacrée, le monde est médité ­comme champ pur et les êtres comme des aspects du bouddha, toutes les formes comme des aspects éveillés, tous les sons comme des mantras et le mental comme l’esprit pur.

La compréhension juste de cette vision et de cette pratique est délicate. Un point fondamental de l’abord du vajrayâna est de ne pas développer à son égard de vues fausses, d’avoir confiance en lui et de ne pas le rejeter.

Il y a certainement parmi nous des personnes très différentes, certaines avec des capacités spirituelles très vives et d’une grande intelligence, et d’autres moins réceptives. Certaines ont déjà une bonne connaissance du dharma, d’autres l’ont peu étudié. Enseigner les moyens du vajrayâna à une personne qui n’est pas prête à les recevoir, qui n’a pas la préparation nécessaire car elle n’a pas approfondi suffisamment sa connaissance et son expérience du dharma, risquerait de faire naître en son esprit des vues fausses, ou pire encore, de provoquer un sentiment de rejet. C’est pourquoi le vajrayâna ne peut être abordé de façon juste que sur des bases solides, constituées par la compréhension et les pratiques du hînayâna et du mahâyâna.

Cela dit, dans cette voie des moyens qu’est le vajrayâna, il y a beaucoup de niveaux d’enseignement et de compréhension ; le simple fait d’exposer quelques aspects des premiers niveaux ne présente pas de danger véritable et peut même s’avérer très bénéfique.

L’histoire de Sukhasiddhi

La femme qui devint Sukhasiddhi naquit au Cachemire, dans la même région que Niguma. Issue d’une famille très pauvre, elle vivait très modestement, avec son mari, ses trois fils et ses trois filles.

Une année, alors que sévissait la disette, et qu’il ne restait à la maison, pour toutes provisions, qu’un bol de riz, toute la famille partit en quête de nourriture : les trois filles vers le nord, les trois fils à l’ouest, et le père au sud. Seule la mère resta à la maison. Alors qu’elle y était seule, vint un mahâsiddha qui, par sa clairvoyance, sut qu’elle avait quelques provisions cachées. Il lui expliqua qu’il n’avait pas mangé depuis fort longtemps, et la supplia de lui donner un peu de riz. Émue par sa supplique et ses vertus, elle consentit. Elle cuisina le riz, le lui offrit, et en mangea un peu elle-même.

Quand les autres membres de la famille revinrent de leur recherche, bredouilles et affamés, ils demandèrent qu’elle prépare les dernières provisions, et elle dut avouer toute l’histoire, prétextant qu’elle avait agi ainsi car elle était sûre qu’ils rapporteraient quelque chose. Furieux, ils la chassèrent.

Sur les conseils de voisins, elle se dirigea vers l’ouest et atteignit le pays d’Oddiyâna. C’était un pays merveilleux, prospère, avec des habitants généreux. Arrivant à l’époque des récoltes, elle mendia, reçut une grande quantité de riz duquel elle fit de la bière qu’elle vendit. L’argent qu’elle gagna lui permit d’acheter ce dont elle avait besoin, et d’installer un négoce de bière ; finalement, elle ouvrit une brasserie. Parmi les habitués, chaque jour venait une jeune fille qui ne consommait jamais, mais lui achetait toujours bière et viande. Un jour, elle s’enquit de son activité et la jeune fille lui expliqua que, non loin dans la montagne, vivait le mahâsiddha Virûpa, qu’elle l’approvisionnait quotidiennement. La mère dit alors :
« Dans ce cas, considérez ma bière comme une offrande pour lui. » Et elle lui expliqua toute sa mésaventure.

Par la suite, chaque jour, elle lui offrit en grande quantité sa meilleure bière. Quelque temps plus tard, Virûpa demanda à sa jeune intendante comment elle pouvait lui apporter tant de bière sans qu’il ne lui en coûtât jamais aucun argent. La jeune fille lui dit toute l’histoire, expliquant que la bière venait d’une vieille femme qui avait pour lui une grande dévotion. Virûpa dit alors :
« Cette vieille femme doit avoir un excellent karma ; si je la rencontrais, je pourrais la diriger vers la pleine libération. »
L’histoire fut rapportée à la vieille femme, qui fut enthousiaste et, avec de généreuses offrandes de bière et de viande, elle s’en alla visiter Virûpa. Il lui conféra une initiation qui, instantanément, l’amena à la réalisation d’une dâkinî d’expérience primordiale, dans l’esprit et dans le corps. Alors qu’elle avait déjà soixante et un ans, elle reprit la forme d’une jeune fille de seize ans, et devint connue sous le nom de Sukhasiddhi.

Elle eut la même réalisation que Niguma, reçut aussi des transmissions directement de Vajradhâra et, depuis lors, voici plus de mille ans, les êtres qualifiés peuvent encore la rencontrer, inchangée, dans son aspect juvénile.

Elle fut l’un des principaux maîtres de Khyungpo Neljor, qui la rencontra dans un charnier où elle lui apparut sous une forme blanche, brillante, lumineuse, la main dans le « geste du non-né », entourée d’une cohorte d’autres dâkinîs et de nuées de lumière. Sukhasiddhi lui transmit ses enseignements et lui prédit qu’il en serait le principal détenteur. Ils ont été transmis jusqu’à nos jours comme les enseignements de Sukhasiddhi2Sukhasiddhi et Niguma sont deux dâkinîs d’expérience primordiale, maîtres de Khyungpo Neljor, le fondateur de la lignée Shangpa Kagyü dont Kyabjé Kalu Rinpoché était le principal héritier..

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