L’esprit et ses transformations

2.2 Vies, morts et renaissances

2.2.6. Le bardo du devenir

«Les êtres du bardo dont on ne revient pas,
Errent dans un corps mental instable,
Qui a l’apparence de leur enveloppe charnelle précédente.
Ils ont toutes les facultés des sens,
Et les pouvoirs de projection du karma,
Leur corps n’est arrêté par aucune entrave.»
Jamgön Kongtrül Lodrö Tayé,Texte de Surchö.

Le bardo du devenir est la période pendant laquelle l’esprit fait à nouveau l’expérience de diverses projections induites par son karma, et au terme de laquelle, conditionné par celui-ci, il reprend naissance dans l’un des six mondes du samsâra.

De même que du sommeil profond surgissent les diverses expériences oniriques, après l’inconscience du bardo de la vacuité et les visions transitoires que nous avons décrites, apparaissent les expériences des bardos du devenir proprement dit.

C’est un état dans lequel les expériences ont une réalité analogue à celle que nous connaissons actuellement, mais où les conditions d’existence sont différentes.

Le corps et le monde mental

Dans ce bardo, il n’y a pas de corps grossier mais seulement un corps mental, constitué de quatre agrégats et demi, qui sont : la conscience, les facteurs, les perceptions, les sensations, et la ­moitié de l’agrégat de la forme, car les êtres dans le bardo du devenir n’ont qu’une forme subtile. C’est un corps mental qui n’est pas perceptible aux êtres ordinaires, mais ceux qui en sont pourvus le per­çoivent comme leur corps et peuvent aussi percevoir ceux qui sont dans le même état.

D’une façon générale, nous avons trois types de corps. Il y a d’abord le corps ordinaire, appelé « corps de karma » car il est le résultat d’un karma à pleine maturité ; c’est le corps que nous avons maintenant. Le deuxième s’appelle le « corps d’habitude » ; c’est le corps onirique. Il résulte de la tendance de l’esprit à s’identifier à une forme corporelle. Il provient des imprégnations et des habi­tudes accumulées dans l’état de veille. Le troisième s’appelle « corps mental » ; c’est celui de l’être qui se trouve dans le bardo du devenir. Ce corps mental a, dans la première partie du bardo du devenir, une apparence similaire à l’aspect corporel de l’existence qui vient d’être quittée. Du fait de ses habitudes mentales, il lui arrive, s’il est menacé, de craindre pour sa vie ; il peut aussi avoir l’impression d’être tué lors d’affrontements avec des adversaires ou en toutes sortes de circonstances. Mais tous ces événements et ces ennemis sont uniquement des projections illusoires produites par les contenus latents de l’esprit ; le corps mental ne peut aucunement être tué par d’autres productions de ce même mental ! Mais, bien qu’indestructible, influencé par les habitudes et les empreintes du passé, ce corps mental éprouve toutes sortes de craintes, de peurs et de faims.

En tout cela, les expériences de ce corps mental et les appa­rences du bardo du devenir sont comparables à celles des rêves, mais leur intensité est très supérieure.

L’être du bardo possède ainsi cinq facultés correspondant à nos cinq sens ordinaires, et il jouit de pouvoirs particuliers tels que la clairvoyance qui lui permet de percevoir le monde des vivants. Il a aussi le pouvoir de se déplacer sans être entravé par les obstacles matériels ; en effet, le corps mental n’est arrêté par rien. S’il pense, par exemple, à l’Inde, par cette seule pensée il s’y trouve ; s’il pense aux Etats-Unis, il y est aussi ; s’il pense à l’endroit qui était « chez lui », il y est instantanément. Quel que soit le lieu auquel il pense, il s’y trouve. Aussi lui suffit-il de souhaiter quelque chose, de penser à quelque chose pour que ce souhait, cette pensée, entraîne immédiatement en réponse l’expérience correspondante.

Actuellement, notre esprit pense beaucoup. Quand nous sommes dans le bardo du devenir, ces diverses pensées se concrétisent et apparaissent comme réalités, produisant un monde extrêmement fluctuant. Cette multitude de pensées, virevoltantes et changeantes comme le vent qui tourbillonne, rend cette situation très instable et pénible.

Arrivé à ce stade du bardo, quelqu’un qui aurait, par exemple, vécu une vie familiale, se souvient de son foyer. Il voit ceux qui lui étaient chers, sa femme, ses enfants, etc. Il a envie de leur parler, d’entrer en communication avec eux. Mais ils ne peuvent le voir et ne s’intéressent donc pas à lui ; il s’adresse à eux et aucune réponse ne vient, c’est pour lui une source de grande souffrance. C’est devant l’impossibilité d’établir un contact qu’il réalise qu’il n’est plus du monde des vivants. Cette incapacité à communiquer provoque en lui tristesse, souffrance et agressivité !

Il prend vraiment conscience qu’il a quitté son corps et peut voir son cadavre enterré ou brûlé. Ces expériences terrifiantes et extrêmement pénibles l’amènent à comprendre qu’il est mort. Il perçoit ceux qui furent ses proches, en train de pleurer, de manifester de la détresse ou d’éprouver un sentiment de tristesse. Ces attitudes peuvent réveiller son attachement. D’autre part, s’ils ne sont pas tristes ou, pire, si ces proches sont contents de sa disparition, il ressent de la colère et c’est encore pour lui une cause de souffrance. Il se peut qu’il voie ses héritiers se disputer pour le partage de ses biens, ce qui est aussi pour lui source de frustration et de colère.

Quelqu’un qui était particulièrement attaché à sa maison ou à ses possessions les revoit. Il voit des personnes s’emparer des biens qu’il avait accumulés, ce qui ranime avidité, attachement et ava­rice. Il essaie de les empêcher de s’en emparer, il tente de les retenir, mais elles ne le voient pas et il reste impuissant. La colère s’empare de lui et peut le faire renaître dans un état infernal.

Les diverses expériences du bardo du devenir dépendent du karma de l’être qui s’y trouve : un karma négatif induit des apparences effrayantes et douloureuses, alors qu’un karma positif est source d’expériences plaisantes et heureuses.

La période durant laquelle un être reste dans ce bardo du devenir est variable mais la renaissance se fait généralement au plus tard, au terme de sept cycles de sept jours. Elle peut ainsi avoir lieu après une, deux ou trois semaines, et au maximum, après quarante-neuf jours. Néanmoins, un bardo très long pourrait durer une année.

Si l’esprit est imprégné de tendances extrêmement négatives, ce bardo ne durera que peu de temps car il sera rapidement dirigé vers des existences inférieures. À l’inverse, si l’esprit est imprégné de tendances très positives, la renaissance se fera aussi très rapidement en un état supérieur. Par contre, si les empreintes du karma sont mitigées ou faibles, le bardo du devenir sera plus incertain et durera plus longtemps.

Quelle que soit sa durée, les expériences et les apparences que le défunt perçoit dans la première partie de ce bardo sont en rapport avec l’existence qui fut la sienne précédemment. Puis, progressivement, le karma les induisant s’estompe, et celui de la prochaine existence commence à se manifester. Viennent alors des expé­riences qui présagent ce qu’elle sera. Généralement, durant les trois premières semaines, la conscience de renaissance demeure dans un monde où les expériences sont similaires à celles de son existence précédente. Puis, à partir de la quatrième semaine, elle commence à percevoir le monde dans lequel elle va reprendre naissance.

Dans cette phase du bardo, il y a six signes qui, sous forme d’expériences variées, se manifestent de façon extrêmement fugace et versatile, présageant le karma et la renaissance qui sera prise. Ce sont différents habitats, environnements, comportements, nourritures, compagnies et expériences mentales, dont les perceptions changent rapidement d’instant en instant.

Il y a aussi quatre expériences survenant chez tous les êtres qui sont dans ce bardo ; ce sont des bruits terrifiants appelés les « ­quatre frayeurs » : ceux de l’effondrement d’une montagne, de l’englou­tissement dans l’océan, d’un immense brasier et d’une bour­rasque. Ces expériences correspondent au sein même du bardo à des ­petites morts, à des passages en rapport avec le renversement de certains souffles.

Ainsi le renversement du souffle « tellurique » produit l’impression d’être enseveli sous une gigantesque montagne ou encore d’être enterré sous une maison. Au renversement du souffle « aquatique » correspond le sentiment de perdre pied et de sombrer dans l’océan. Au renversement du souffle « igné » correspond celui d’être grillé dans le crépitement d’un immense feu, et au renversement du souffle « éolien » celui d’être balayé, comme emporté par un cyclone.

Parmi les autres expériences de ce bardo, il y a encore celle des trois abîmes. On a l’impression de tomber dans des puits ou des tunnels d’un blanc grisâtre, rougeoyants ou obscurs, produits par les manifestations respectives des tendances de l’aversion, du désir et de l’opacité mentale.

Le moment de la renaissance

Vient ensuite le moment de la renaissance proprement dite. Il y a, d’une façon générale, quatre types possibles de naissances : d’une matrice, apparitionnelle, à partir de la chaleur humide ou d’un œuf ; elles sont quelquefois mixtes. Les naissances dans les états infernaux ou divins sont apparitionnelles.

La renaissance s’accompagne de différentes expériences :
– L’être du bardo, la « conscience de renaissance » – « bardoa » en tibétain –, éprouvant par exemple un froid glacial, est attiré par une flamme brûlante. C’est ainsi qu’il renaît dans un état infernal chaud.
– Il peut aussi avoir une grande frayeur et, pour se sécuriser, aller se cacher dans un trou quelconque. C’est ainsi qu’il renaît dans un état animal.
– S’il a un karma positif, il peut percevoir un lieu céleste avec un palais merveilleux. Y prenant place, il naît à des états divins de ­longue vie, dans lesquels il pourra jouir très longtemps d’un corps radieux.
– S’il doit renaître humain, d’une matrice, en plus du karma correspondant, trois facteurs doivent se trouver réunis : l’être du bardo, le gamète paternel et le gamète maternel. Le bardoa perçoit ses parents dans l’acte de procréation. S’il est appelé à une renaissance masculine, il ressent alors de l’attraction pour la mère et de la répulsion pour le père, et inversement s’il doit renaître femme. Au moment de la conception, il y a conjonction de la semence du père et de l’ovule de la mère avec la conscience de renaissance. Les gamètes sont les aspects substantiels extérieurs des principes masculin et féminin, blanc et rouge1Voir aussi La dissolution interne.. Ils contiennent virtuellement les différents éléments : espace, vent, feu, eau et terre, dans leurs aspects extérieurs. La conscience de renaissance, avec son corps mental, les contient dans leurs aspects intérieurs. Au moment de la conception, il y a regroupement des cinq éléments extérieurs et des cinq éléments intérieurs. C’est ainsi qu’un nouvel individu apparaît. Avec cette fusion des deux gamètes et de la conscience de renaissance, survient une période d’inconscience. Ce n’est que peu à peu, au fil de l’embryogenèse, que la conscience sera retrouvée. À ce moment-là, sauf exception, tout souvenir du bardo est perdu.

Que nous soyons bouddhistes ou que nous ne le soyons pas, que nous soyons rattachés ou non à une autre tradition, en face de la mort, le plus important est de bien connaître notre esprit, notre propre nature, et de nous efforcer de pratiquer maintenant pour acquérir cette compréhension.

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