L’esprit et ses transformations

2.2 Vies, morts et renaissances

2.2.8. Les huit consciences et les cinq principes élémentaires

«La nature de bouddha s’accompagne
Des sept consciences,
Qu’on s’en empare, et la dualité surgit ;
Qu’on la reconnaisse,
Et elle cesse de se déployer.»
Lankâvatârasûtra.

Pour nous permettre de mieux voir le lien entre les enseignements sur l’esprit et la transmigration dans les bardos, et de mieux comprendre le processus de ces bardos, il est utile d’entrer dans quelques considérations sur les transformations de l’esprit.
La nature de bouddha, l’esprit pur, l’intelligence primordiale fondamentale est, comme nous l’avons vu1Voir supra La nature de l’esprit., depuis toujours, vacuité, clarté et bonté illimitée. C’est la claire lumière, rencontrée par tous les êtres à la fin de la dissolution de la conscience au moment du bardo de l’agonie, suivi par celui de la vacuité.

Cette claire lumière, intelligence primordiale fondamentale, a pour essence ce qu’on appelle les cinq principes élémentaires : espace, air, feu, eau et terre, qui, comme nous allons le voir, se transforment lorsque l’esprit et ses manifestations se modifient.

Ainsi que nous l’avons expliqué2Voir supra Un esprit et deux états., la nature de bouddha, obscurcie par l’ignorance, devient le substrat universel du samsâra. Comme telle, elle est nommée la « conscience fondamentale » ou universelle, ou encore la « huitième conscience ». Elle englobe et pénètre tout, c’est la base à partir de laquelle s’élèvent toutes les illusions des consciences individuelles.

En elle, le développement de l’illusion commence par l’apparition de la dualité : c’est-à-dire que l’état non dualiste de la ­triade vacuité-ouverture, clarté, capacité sans limite se scinde en la dualité, sujet-objet et acte. De la vacuité vient le moi-sujet, de la clarté vient l’altérité et de la capacité sans limite ou intelligence illimitée viennent tous les types de relations fondées sur l’attraction, la répulsion et l’aveuglement. Avec cette émergence de la dualité, naît la conscience souillée, c’est la conscience dualiste, c’est-à-dire la conscience que quelqu’un a de quelque chose. Elle est dite « souillée » parce qu’elle est polluée par ce dualisme, c’est la « septième conscience ».

Cette conscience souillée a pour entourage six autres cons­ciences correspondant aux différentes facultés sensorielles : visuelle, auditive, olfactive, gustative, tactile et mentale.

Les modifications des éléments dans l’esprit et les bardos.

L’esprit, essentiellement vide, clair et sans limite, peut être envisagé comme ayant cinq qualités fondamentales : vacuité, mobilité, clarté, continuité et stabilité, qui ont respectivement la nature des cinq principes élémentaires : espace, air, feu, eau et terre.

Nous avons déjà évoqué l’esprit comme n’étant pas quelque chose de tangible : il est indéterminable, omniprésent et isotrope ; il est vacuité, ayant la nature de l’espace. En lui, apparaissent constamment pensées et états variés ; cette mobilité, cette versatilité, a la nature de l’élément air. Ensuite l’esprit est clair, il a la possibilité de con­naître ; cette clarté-lucidité a la nature de l’élément feu. D’autre part, l’esprit est continu, ses expériences sont un flot ininterrompu de pensées et de perceptions ; cette continuité a la nature de l’élément eau. Finalement, l’esprit est la base, le fondement duquel s’élève tout ce qui est connaissable, du samsâra comme du nirvâna ; cette qualité de fondement, de base, a la nature de l’élément terre.

Les cinq qualités de l’esprit pur ont ainsi la nature des cinq principes élémentaires, ou éléments. Entrant dans les illusions et la dualité, l’esprit se modifie mais ses productions gardent, sous différents aspects, la nature de ces cinq éléments. Toute la manifestation est le jeu de l’esprit dans les transformations de ces cinq principes élémentaires.

Par ailleurs, sous-tendant l’esprit et ses mutations, il existe des énergies subtiles nommées « souffles ». L’esprit, la conscience et diverses expériences sont produits par ces souffles-énergies, ils en sont indissociables : ils sont l’énergie qui les anime et les modèle.

Les cinq qualités fondamentales de l’esprit que nous venons de voir correspondent ainsi à cinq souffles très subtils, dont l’énergie se manifeste dans l’esprit comme cinq luminosités essentielles ­dites « hyper subtiles », qui sont respectivement bleue, verte, rouge, blan­che et jaune. Ces luminosités commencent à se manifester au moment où la conscience se rétablit à la fin du bardo de la vacuité3Voir supra Le bardo de la vacuité.. Elles font partie du processus de « naissance », d’émergence de la conscience dualiste.

Les expériences de la conscience, ses projections, se constituent ensuite à partir de ces cinq luminosités : elles produisent les apparences des cinq éléments qui, dans l’illusion, sont perçues comme corps mental et monde extérieur.

Toutes les apparences illusoires qu’expérimente la conscience sont ainsi fondamentalement l’irradiation même de l’esprit, la manifestation de ses cinq principes élémentaires, présents d’abord comme qualités essentielles de l’esprit, puis dans les souffles et les luminosités, et comme apparences. Chacun de ces niveaux a la nature des différents éléments : espace, air, feu, eau et terre.

Ce processus de structuration de la conscience s’effectue à chaque instant, dans chacun de nos états de conscience, mais particulièrement au début du bardo du devenir. Puis, pendant celui-ci, par le jeu des cinq éléments, la conscience projette l’apparence d’un corps mental, d’une forme subtile à laquelle elle s’identifie comme sujet, en même temps qu’elle projette ses objets, perçus en mode illusoire comme monde extérieur.

Ainsi, cette conscience-sujet, identifiée à son corps mental, développe avec ses formes-projections des relations qui se structurent graduellement en tant que les autres agrégats : sensations, représentations et facteurs. Les cinq agrégats dont l’assemblage constitue un individu (formes, sensations, représentations, facteurs et consciences) sont alors constitués. Mais, à ce stade du bardo du devenir, la conscience mentale vit toutes ses expériences uniquement à l’intérieur d’elle-même et l’individu ainsi composé n’a encore que quatre agrégats et demi4Comme cela est évoqué dans Le bardo du devenir, la forme subtile qui est une simple apparence ne compte que pour la moitié de l’agrégat des formes.. Sur ce mode, les expériences du bardo du devenir vont durer jusqu’à la conception.

Au moment de la conception, cette conscience migratoire, composée des quatre agrégats et demi, se combine aux éléments extérieurs, présents dans la semence paternelle et l’ovule maternel. L’embryon conçu inclut alors les cinq éléments, dans leurs aspects intérieurs, ceux de la conscience, et dans leurs aspects extérieurs venant des gamètes parentaux.

Dans l’embryon puis dans la forme corporelle, les cinq éléments (espace, air, feu, eau et terre) sont présents, d’une part en tant que cavités, souffle, chaleur, liquides, et solides et, d’autre part, comme principes d’étendue, de mobilité, d’énergie, de fluidité et de cohésion. La forme tangible que le corps acquiert est l’aspect grossier de l’agrégat de la forme ; un individu, formé des cinq agrégats au complet, est constitué et, progressivement, les six facultés sensorielles – visuelle, auditive, olfactive, tactile, gustative et mentale – se développent.

Dans le champ de ces diverses facultés, deux aspects, pur et impur, de la conscience mentale se déploient. Le premier procède de la connaissance primordiale et le second de la connaissance dualiste. La conscience mentale souillée et passionnelle procède de la connaissance dualiste avec tout ce qui est négatif, tel que les six passions : colère, avidité, aveuglement, désir-attachement, jalousie et orgueil. De l’autre côté, procédant de l’intelligence primordiale, est la conscience mentale positive avec ses qualités d’intelligence di­recte, de compassion, d’amour et de confiance, etc. Ces deux aspects de la conscience mentale s’étendent dans les six consciences des six champs sensoriels. Il en résulte la variété d’expériences des six types d’objets : formes, sons, odeurs, saveurs, touchers et pensées.

Pour prendre une image, la conscience fondamentale serait comme un maître ou un roi, la conscience mentale serait alors le prince, son fils, et les six consciences sensorielles, ses émis­saires. Ainsi distingue-t-on les « huit consciences ». C’est lorsque notre prince – la conscience mentale souillée – règne sur les six consciences sensorielles qu’elles fonctionnent en relation avec leurs objets au travers des « six facultés sensorielles ».

Dans les tendrels5« Tendrel », voir supra La double réalité., interconnexions des multiples facteurs de ce fonctionnement, se développent d’innombrables conceptions illusoires qui asservissent le corps, la parole et l’esprit. Les karmas variés provoqués par ces illusions laissent dans la conscience fondamentale des empreintes, semblables à des graines semées dans son terrain. Et, de même que différents facteurs interdépendants, tels qu’engrais, chaleur et humidité font que des graines croissent en une récolte, de même, les semences que sont les empreintes du karma plantées dans la conscience fondamentale font récolter la moisson des existences heureuses et de la libération, si elles sont vertueuses, ou des existences inférieures et de la perpétuité du samsâra, si elles sont négatives.

1. Voir le bardo du moment de la mort dans le tableau de la dissolution des cinq éléments.
2. Les qualités des cinq familles seront connues ailleurs (pour un résumé, voir le schéma qui suit).
 

Le diagramme des cinq familles de bouddhas

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